D’une Inquisition à une autre : la domination de la science positiviste

Je suis chercheure en art, mais aussi—et encore plus—chercheure par l’art. Car l’art est, lui aussi, un mode de connaissance, au même titre que la science et la philosophie. Je dis cela depuis longtemps, mais je ne suis pas la seule à le dire. Hervé Fischer, dans L’avenir de l’art, nous invite, lui aussi, « à considérer l’art comme un mode de connaissance à part entière, comme un questionnement philosophique, qui, en usant de la sensibilité, de l’intuition et de l’imagination, peut être aussi fécond que la théorisation conceptuelle » (p. 176). Comme artistes, donc, nous revendiquons de nous intéresser à la connaissance et d’en produire. Or ma participation au mouvement de recherche transdisciplinaire m’a montré que les modes de connaissance sont complémentaires, et non contradictoires : les différentes vues sur le monde et sur nous-mêmes apportées par la science, l’art ou la philosophie—de même que par les modes de recherche quantitatifs et qualitatifs, empiriques et herméneutiques—forment ensemble une image en trois dimensions. Nous avons besoin de voir le monde depuis plusieurs points de vue différents, nous avons besoin de différentes méthodologies, différentes approches épistémologiques, pour comprendre un monde complexe et ouvert autant  sur l’infini que sur l’infinitésimal. Ça semble évident, non ?

L’évidence de cela se heurte pourtant à la domination du mode scientifique, non seulement à travers les institutions (universités, centres de recherche, organismes de financement), mais aussi dans la culture générale et les esprits contemporains. Or si l’art, les sciences humaines, les modes de recherche qualitative, sont porteurs de connaissance et complémentaires des modes quantitatifs et des sciences dites « naturelles », pourquoi donner plus d’autorité à la science qu’aux autres modes ? C’est vrai qu’il y a une impression de certitude qui se dégage des affirmations de la science, certitude à laquelle ne prétendent pas les autres modes. Est-ce donc cela qui rassure les gens ? Pourtant ce n’est là qu’une illusion, qui vient notamment du fait que les données—quantitatives, vérifiables, exprimées mathématiquement—sont plus décontextualisables et transmissibles que les données phénoménologiques et ressenties des autres modes. Mais il ne faut pas méprendre cette objectivité des données pour une certitude des conclusions, car les raisonnements de la science—les chemins qu’elle parcourt entre la cueillette de ses données et les conclusions qu’elle en tire—sont souvent, ma foi, délirants.

Pour toutes les questions liées au sens de la vie et à la valeur des choses, ce mode scientifique auquel nous accordons le plus de crédit professe, étrangement, tout ce qui est le plus improbable : les réactions électriques et chimiques comme seules causes de l’activité psychique des êtres, le hasard comme seul opérateur de l’évolution de la vie, le non-sens et l’arbitraire comme seuls principes générateurs de culture, les lois de la mécanique classique et de la chimie organique comme seules lois régissant le vivant, le positivisme matérialiste comme ersatz de théologie… Voilà qu’au nom de la Raison, on affirme des idées déraisonnables.

Mais pourquoi les scientifiques choisissent-ils ces théories là parmi toutes celles qu’on pourrait logiquement considérer ? Ces temps-ci, les théories scientifiques qui ont rapport aux causes premières, au sens de l’existence, aux raisons d’être et aux pourquoi (les questions les plus importantes de toutes, en passant), mènent toutes à conclure que le monde n’a pas de sens particulier, que notre évolution d’unicellulaire simple à être humain complexe et réfléchi n’est que le produit du hasard, que la seule direction a été la compétition et l’adaptation. Dans cela, la conscience et le monde intérieur ne sont que des épiphénomènes de l’activité chimique et électrique du cerveau. Ces théories sont cohérentes avec la portée épistémologique de la méthode scientifique : la science ne pouvant gérer que le visible et le mesurable, elle ne voit aucun invisible ou intangible. On adresse nos questions aux mauvaises personnes, on se trompe de méthodologie et de mode de connaissance.

Mais à partir du moment où la science est considérée comme le mode de connaissance le plus « certain », il n’y a qu’un pas à franchir pour délaisser tous les autres à son profit. Qu’importe ce que disent la philosophie, la psychanalyse, l’histoire, la mythologie, la littérature sur ces sujets : si la science est d’emblée plus susceptible de nous donner des certitudes, alors quelle raison aurions-nous de chercher avec ces autres modes, moins certains, plus compliqués, plus subjectifs ? C’est vers la science qu’on se tourne. Mais au lieu de refuser d’y répondre et de renvoyer les questionneurs vers les philosophes, les théologiens ou les artistes à qui appartiennent ces questionnements, les scientifiques—galvanisés par le pouvoir qu’on leur donne ?—acceptent de s’y intéresser. Avec pour résultat le plus navrant des non-sens : comme la science ne peut ni mesurer ni apercevoir un sens, une valeur ou une raison d’être dans ses microscopes, macroscopes et télescopes, elle en conclut qu’il n’y a pas de sens, qu’il n’y a que des raisons d’être utilitaristes et que rien n’a de valeur intrinsèque.

Étrangement—ou peut-être que ce n’est pas si étrange, au fait—les scientifiques sont tombés dans le même piège que leurs prédécesseurs, les docteurs de l’Église. Ce n’est qu’après des siècles d’Inquisition que le monde européen est enfin parvenu à renverser la domination de l’Église sur la connaissance, au mépris de preuves scientifiques flagrantes. L’Église est désormais exclue de la quête humaine de connaissance. En abusant de sa position privilégiée et de son pouvoir, elle nous gardait dans l’obscurantisme. Mais arrive enfin le siècle des Lumières, les gens retrouvent la raison, les dévôts sont démasqués, les théologiens discrédités.

Le principe du balancier s’applique ici : au lieu de répartir le projet de construction de la connaissance entre les modes appropriés à chaque type de quête, au lieu de chercher l’intégration des modes de connaissance, le « pattern qui relie », comme dit Gregory Bateson, c’est la science positiviste, le mode de connaissance le plus éloigné des errements épistémologiques de l’Église (et ce qui ne nuit pas, le plus utile complice du capitalisme), qui hérite de l’autorité sur le savoir. Commence alors une nouvelle ère d’obscurantisme, exacte copie de la précédente : malheur à quiconque osera professer des idées contraires à la science. Et comme l’Église qui n’hésitait pas à se prononcer sur des questions scientifiques échappant complètement à sa capacité épistémique, la science n’hésite pas, elle non plus, à se prononcer sur des questions situées au-delà de l’horizon de son champ d’observation—et à affirmer sans complexe que ces choses immesurables sont inexistantes. On n’a le droit de chercher que ce qu’on peut chercher par la méthode scientifique. C’est comme l’Église qui disait : la foi catholique prime sur tout, toute quête de vérité lui est assujettie ; on n’a le droit d’affirmer que ce qui ne contredit pas la foi.

(On est le jour de Pâques, aujourd’hui. J’ai envie de dédier ce carnet à Teilhard de Chardin, qui justement est mort un jour de Pâques, en 1955. Je reparlerai sûrement de lui dans ce carnet un jour.)

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