Harper et la déconstruction

J’ai écrit et réécrit ce billet pendant six jours ! Au début, je voulais simplement inscrire ma voix dans la conversation générale sur la valeur de l’art dans l’économie de marché… Mais au fil d’une réflexion qui m’amenait de plus en plus loin, ce que je croyais être un sujet simple, un peu noir et blanc, s’est ouvert sur la grande fresque de la postmodernité, la complexité, et aucune réponse…

D’abord le contexte : ici, au Canada, le gouvernement conservateur multiplie les coupures dans les subventions aux organismes culturels. Nous voudrions donc opposer une parole citoyenne à ce démantèlement de la sphère culturelle et artistique canadienne (« nous » étant les gens du milieu des arts, les gens cultivés, les intellectuels et les amateurs de culture). De mon côté, j’avais envie de me concentrer sur le point précis du soutien des médias à ces orientations conservatrices : orchestration médiatique bien pensée ou simple communauté de vues, on ne peut savoir (et ça pourrait bien être un peu des deux). En tout cas, la nouvelle chaîne Sun News (l’affaire Margie Gillis) ou le Journal de Montréal (la chronique économie de Nathalie Elgrably-Lévy) se félicitent plutôt de ces coupures, s’appuyant sur de navrants arguments qui reviennent à dire : si les arts veulent exister, ils n’ont qu’à s’autofinancer.

Je laisse à d’autres le soin de démontrer l’argument économique, dont je sais qu’il tourne autour du fait que la vitalité du secteur des arts et de la culture est à la fois cause et effet de la richesse d’une société.

Comme je l’ai dit, ce sont les médias et leurs auditeurs/lecteurs, qui me posent problème. Ceux qui saluent ces coupures et relayent l’idéologie anti-art sont souvent des médias à grande audience. Et leurs auditeurs/lecteurs, au lieu de protester, en remettent dans les lignes ouvertes et les blogs. C’est quoi, cette mentalité? D’où ça vient? Peut-être le premier ministre Harper est-il réellement béotien. Mais peut-être a-t-il plutôt compris quelque chose que nous n’osons pas imaginer : ses électeurs ont vraiment envie de s’en prendre à l’art. Peut-être se sentent-ils exclus de quelque chose qui semble avoir une grande valeur pour d’autres ; et alors ils sont simplement trop contents d’y mettre la hache… un comportement humain bien connu, malheureusement. Et l’idéologie conservatrice carbure à ce ressentiment. Je ne veux pas décourager ceux et celles qui se préparent à livrer bataille, mais je crois que ça ne servira à rien d’argumenter. Plus nous argumenterons, plus nous risquons d’attiser la mauvaise humeur et un désir brut de « régler son compte » à l’art. Des citoyens illettrés, qui se sentent soudainement légitimés de prendre une revanche sur les gens cultivés. Font chier, les gens cultivés, avec leurs grands airs et leurs trucs qu’on ne comprend pas !

La démocratisation de l’enseignement était censée produire l’effet contraire : les masses allaient devenir éduquées. Il n’y aurait plus d’élitisme culturel ! À terme, c’est peut-être ce qui se produira, mais pour le moment, on est dans une phase de transition : la classe à qui on a donné voix est toujours illettrée. Et son mépris pour la culture est exacerbé.

On ne réalise pas, je crois, à quel point une bonne part de cela est lié au postmodernisme et à la déconstruction (un terme qui n’est pas une métaphore). C’est au Cégep, je crois, que j’ai entendu pour la première fois les expressions « déconstruction » et « rupture épistémologique ». On en entendait parler en sociologie et en lettres. Ça m’apparaissait horriblement conceptuel et autoréférentiel, jusqu’au jour où j’ai compris qu’il fallait prendre ces concepts au pied de la lettre. La « déconstruction » dont il était question, c’est celle de la grande narration occidentale, son « méta-récit » comme on l’a appelé, c’est-à-dire l’histoire de la suprématie de sa culture (cette culture sophistiquée qui est le résultat le plus avancé du soi-disant progrès civilisationnel), celle de la supériorité des élites cultivées. Et la « rupture épistémologique », c’est la rupture avec tout ce qu’on a cru savoir jusqu’ici et les façons dont ce savoir a été développé.

Dans le sillage de cette remise en question déconstructionniste (on est dans les années 1970 à 1990), on a déconstruit les programmes scolaires. On ne mentionne même plus l’histoire de l’art, et on enseigne à peine quelques fragments de philo et de littérature — fragments qui se perdent finalement dans le sentiment général de leur totale inutilité… C’est comme donner quelques briques à quelqu’un et s’attendre qu’il aille construire une maison. Les fragments de philo sont censés servir à construire un esprit critique mature, mais que peut-on faire avec quelques briques éparses? Franchement? On ne peut que les lancer par-dessus la clôture Frost et les envoyer s’ajouter à la junk d’un terrain vague.

Ce qui se passe présentement, ces béotiens des lignes ouvertes qui ne comprennent même pas le mot que j’utilise pour parler d’eux, sont, paradoxalement, le résultat d’un progrès. C’est tout l’impérialisme euro-américain qui voguait sur le grand récit de la supériorité occidentale : sa déconstruction était justifiée, quelque part. Ce sont d’ailleurs des courants humanistes et marxistes qui l’ont amenée. J’ai confiance qu’à terme, les cursus d’histoire culturelle et de philo seront multiethniques et multi-épistémiques. Mais en attendant, on voit bien qu’on en a pour un certain temps à traverser de grands espaces culturellement désertiques. Des béotiens, des illettrés, et de simples jeunes qui n’imaginent pas que le monde a eu un passé et que l’ère d’avant l’Internet n’était ni barbare, ni obscure. Il n’est certainement pas question de tomber dans la nostalgie, car la domination culturelle occidentale s’est faite à un très grand prix, essentiellement payé par d’autres. Son démantèlement actuel est une tragédie quelque part, mais c’est aussi un sacrifice incontournable.

Parallèlement à l’impulsion de l’humanisme et de l’idéal démocratique, la déconstruction a grandement profité de ces nouveaux modes d’interaction sociale que sont les nouveaux médias. Nous sommes désormais dans une dynamique sociale et culturelle entièrement nouvelle. Plusieurs spécialistes en parlent comme d’une nouvelle forme de culture orale, une néo-oralité émergeant au sein même d’une hyper-littéracie. L’Internet est un grand agent de cette déconstruction. Pour le dire en image, visualisons les bouquins bien rangés sur les rayons de la bibliothèque universelle : tout est en ordre, les pages sont en ordre numérique, les bouquins en ordre alphabétique et les collections en ordre de champs scientifiques. Maintenant, imaginons qu’un génie animé par un désir de démocratisation décide de rendre toute cette connaissance disponible à tous sur l’Internet. Le problème, c’est que pour ce faire, il doit défaire l’ordre de classement :  les pages, et même jusqu’aux phrases, sont sorties de leur bouquin et flottent librement sur la toile, mélangées avec les trucs de pub et le gazouillis social. Une citation de Sartre se retrouve dans la même section, la même page web qu’une pub de crème solaire. Sur l’encyclopédie Wikipédia (qui par ailleurs reste la porte d’entrée de toutes mes recherches), l’article sur le film Troie (2004) est sur le même pied que l’article sur Socrate. Toute la culture du monde est encore (et même plus) disponible, mais c’est comme si les chemins qui permettaient de l’explorer étaient détruits. C’est ce que je veux dire lorsque je dis que la déconstruction n’est pas seulement un concept de la philosophie postmoderniste, elle est littérale.

Mais voilà que pendant ce temps là, il y a le gouvernement Harper qui se frotte les mains et profite de la situation. Il trouve opportun de dresser les illettrés contre les literati (une vieille recette éprouvée, en passant). Il fait d’une pierre deux coups : les premiers sont plus nombreux, donc plus de votes, et les seconds plus critiques, donc il est rentable de désamorcer leur pouvoir d’influence. On est pratiquement échec et mat.

Pour l’instant.

Car il y aura forcément une phase de reconstruction. On dit d’ailleurs que celle-ci est commencée, quoique personnellement, je ne suis pas sûre de la voir encore. Je peux au moins imaginer que le nouveau construit ne ressemblera pas au précédent. Il ne sera plus linéaire, comme l’histoire du soi-disant progrès européen. Il ne sera plus élitiste — du moins plus de la même manière. Et pour tout dire, il ne sera peut-être plus euro-américain du tout : les pays en émergence, Inde et Chine notamment, ont leur propre culture, des cultures plus que millénaires. On voit que ce qui tente d’émerger, c’est une culture planétaire. Quelle place y aura-t-il alors pour les œuvres de Virgile ou les performances d’Abramović? Quelle sera la mission du Conseil des Arts (s’il existe encore)? Comment une Margie Gillis financera-t-elle sa création? Je crois qu’il est trop tôt pour l’imaginer.

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