L’art peut-il sauver le monde ?

Voici une carte heuristique ou un schéma sémantique, peu importe le nom, pour moi c’est presque une carte routière! Je vais vous la présenter par morceaux pour représenter le chemin de ma pratique artistique. Elle m’a aidée à ne pas me perdre.

Quand ma mère était triste sans raison apparente, d’une tristesse qui enveloppait ses jours de noirceur, elle me disait souvent que le monde était donc lourd. Et souvent bien sûr, il y avait plusieurs grands conflits ou catastrophes dans le monde à ce moment-là. Elle absorbait tout et avait l’impression de porter ces événements. Ce souvenir me raconte beaucoup sur ma propre façon de prendre les événements. Ces événements tristes ou durs qui se passent ailleurs ou ici, je les absorbe. J’absorbe tout ce qui en émane, tout ce qui m’attriste, me révolte, me déboussole, m’inquiète, m’apeure, m’assombrit, me dégoûte, m’oppresse. C’est ce que je reçois, ce que j’emmagasine de ce monde.

Depuis longtemps par contre, j’ai toujours nié ce côté que je peux appeler de « noirceur ». À l’adolescence, il a marqué ma différence; mais depuis longtemps, je le considère comme nuisible. Ce n’est pas dans la normalité d’absorber tout et de choisir le noir. Il y a cette prière qui me suit depuis longtemps, je ne connais pas son auteur : « Maranatha… Ayant reçu depuis l’enfance tant d’injuste bonheur, je mesure ce que je risque de perdre si le monde doit changer. Mais avec quelle joie si les autres pouvaient connaître ce que j’ai connu!… » Donc, tout ce côté noir est devenu comme une bête noire pour moi. Je devais me tourner vers le blanc pour que ma vie devienne plus positive. Ou du moins fermer la porte pour ne plus rien voir de ce monde qui peut être si noir! Et donc, au côté de ma culpabilité s’est ajouté un sentiment d’impuissance majeur. Et d’avoir fermé la porte tant d’années, cela ne m’a pas aidée à voir le monde plus beau.

J’ai trouvé une citation d’Annie Dillard dans un travail d’une collègue. Elle écrit : « L’écrivain vit dans le monde, il ne peut pas le rater. (…) Il fait attention à ce qu’il lit, car c’est ce qu’il écrira. Il fait attention à ce qu’il apprend, car c’est ce qu’il saura. »

J’aime beaucoup l’idée que puisque l’on y vit, que l’on a les deux pieds dans le monde, on ne peut pas passer à côté. Le monde nous rentre dedans, ma quête commence là. C’est donc cette porte-là qui s’est ouverte grâce à ce cours sur ma pratique artistique. Je ne veux plus que cette noirceur soit une nuisance, mais plutôt un élan pour avancer. Comme un besoin, je tiens à faire face à ce monde puisque j’y vis et y faire face cette fois sans le sentiment d’impuissance et de culpabilité qui m’habite normalement.

Cet extrait d’Annie Dillard m’a fait aussi réagir quand elle nous conseille de faire attention à ce qu’on lit et à ce que l’on apprend puisque c’est ce que l’on écrira et que l’on saura. Mais pouvons-nous vraiment y faire attention? Si oui, c’est pour moi une autocensure comme des œillères pour juste voir ce que l’on veut voir. C’était comme ça quand je tenais la porte fermée. Pouvons-nous croire qu’à regarder juste du beau, nous ne créerons que du beau et du magnifique?

Mon œil à moi regarde le laid, le dur, le triste, tout ce qui est imparfait sans chercher le sensationnalisme ou le pessimisme. Je regarde de cette façon tout naturellement, par empathie je crois. Depuis toute petite, je porte l’empathie sans savoir si ça se porte ou non. Mais comme une deuxième nature, je ressens ce qui se vit autour de moi. Et pour moi ce ressenti, c’est la recherche de l’authenticité qui réside dans l’imperfection. Il y a les paroles de Richard Desjardins dans sa chanson Y va toujours y avoir de son album Boom Boom qui traduisent très bien ce sentiment : « Quand le vent souffle, moi je sais d’où c’est qu’ça vient. Y en a qui ont tout’ pis tout’ les autres, y ont rien. Change-moi ça. »

Alors dans mon chemin de création, il y a toute cette absorption qui se produit au fil des jours, dans mon quotidien avec ma famille. Je ne recherche pas de sujets particuliers, ils viennent comme le vent qui souffle.

Quotidiennement, je récolte aussi tous les matériaux qui me porteront à la création. Je récolte beaucoup d’images dans les journaux, les revues, les livres parfois, des articles sont souvent choisis aussi. Mes récoltes sont toujours en lien avec une réalité, un vécu ou une injustice. Et bien entendu, il s’en dégage une imperfection, donc une authenticité. Pour les matières, c’est la même chose. Tissus, toiles, bois, papiers, roches, ils doivent presque être tous usés, brisés, sales ou écorchés. Mais il ne faut pas croire… ils sont tous très beaux. Dans le laid, le noir, l’imparfait, il y a une grandeur et une beauté qui m’émeut profondément. Et puis « quand le monde est donc bien lourd à porter », je m’assieds dans mon atelier et j’essaie de placer tous ces éléments ensemble.

J’étais rendue là dans mon chemin à comprendre que tous les gestes qui me portaient à la création étaient dans une authenticité marquée d’imperfection. Mais à quoi cela servait-il? Et là je me la suis posée, cette question : « L’art peut-il sauver le monde? » Est-ce que je peux vraiment croire qu’avec ma création, je peux aider quelqu’un? Est-ce que de toute cette imperfection, cette misère, cette tristesse, cette violence mises en relation comme une sorte de constellation, il peut porter quelque chose quelque part…? Mon sentiment d’impuissance peut-il vraiment disparaître?

À ce moment-là, il m’est arrivé des murs, une possibilité pour moi nouvelle. J’allais pouvoir mettre mes créations sur des murs dans un lieu très passant. C’est comme si à ce moment-là, j’ai compris que ces murs pouvaient devenir le sens de ma création, l’aboutissement, l’utilité.

Mais la question restait : « L’art peut-il sauver le monde? » Alors il m’est venu quelque chose de loin, de ma mère. Comme je vous parlais au début, elle était sombre certains jours quand elle avait l’impression de porter le monde. Mais ma mère avait une belle joie de vivre aussi et de l’émerveillement au quotidien. Ma mère avait la foi, une spiritualité ouverte et forte. Elle priait et c’est ce qui m’est monté, la prière.

C’est comme si une autre porte s’était ouverte. Une porte déjà vue, mais rarement ouverte. J’ai lu que la prière, c’était de demander à quelqu’un de faire quelque chose… c’est d’une belle simplicité! La prière, c’est aussi la communion des esprits, comme si j’embarquais dans le grand réseau planétaire des personnes bienveillantes. De tous ceux et celles qui veillent, qui ont une lumière et qui espèrent. Donc en plus, la prière me place dans l’action avec les autres. Hervé Fischer écrit : « Mais la solidarité n’est pas un vain mot. Elle jouit à nouveau d’une puissante crédibilité. Ne nous limitons pas à n’être qu’un reflet du temps. Tout reflet n’est qu’une illusion passive. Allumer la lumière dans l’obscurité signifie l’intention d’y agir. »

Et il m’est venu aussi quelque chose de plus proche, de mes enfants. En les observant faire face à plusieurs de leurs peurs avec un dessin. Quelquefois, c’est moi qui leur donne l’idée de faire un monstre pour annuler l’effet d’un cauchemar.

Mais souvent aussi, ce besoin vient d’eux. Sans même avoir verbalisé leur peur, un dessin de monstre prend forme. Je me dis que de dessiner, cela leur permet d’apprivoiser la force que ce monstre peut avoir. Donc, je joins un monstre parfois à ma prière pour marquer la monstruosité des horreurs qui me rentrent dedans et pour que la force de ce monstre m’aide à faire face.

Voilà que tout émergeait, le sens de mon chemin se définissait avec mon besoin d’agir, porté par ma prière, augmenté d’un monstre et qui aboutissait sur un mur. Les murs allaient dévoiler ce que j’étais dans ce côté de noirceur. Donc, être moi, en proposant une prière, une réflexion pour que plus de personnes allument des lumières et veillent avec moi. C’était ça pour moi avoir des murs.

Mais voilà que les murs ne sont plus au rendez-vous. Ils étaient dans un lieu où passent des gens venus pour autre chose que ce qui aurait été accroché. Alors la crainte était que mes créations choqueraient ou indisposeraient les gens. Indisposeraient même peut-être ceux qui y travaillent aussi. La question se transforme donc : « Comment l’art peut-il sauver le monde si le monde ne regarde pas l’art? »

Et j’étais rendue là dans ce qui ressemblait bien à un cul-de-sac. C’était pourtant plein de sens puisque je récolte dans le monde et y retourne pour la fin, mais il n’y a plus de murs! Plusieurs m’ont conseillé d’aller cogner à d’autres portes pour avoir d’autres murs… mais cela ne me dit rien. C’est vraiment bien de vouloir utiliser des murs pour espérer réveiller les endormis, mais moi je suis réveillée et je fais partie de ce grand réseau planétaire. Pourquoi aller cogner à d’autres portes… pour amener plein de gens avec moi… pourquoi?

L’art peut sauver le monde sans avoir de mur!

Alors j’ai collé une nouvelle feuille à ma première carte. Au lieu d’une carte routière, cette fois elle est une carte des étoiles. J’y ai fait ma constellation qui marque le dessin de ma création et cette création est mon action. J’agis avec ma création et non en exposant.

Il y a cette photo très dure, mais aussi très belle prise le 31 janvier 2014 dans un camp de réfugiés au sud de Damas lors d’une distribution d’aide alimentaire. Elle
provient de l’Agence de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens (UNWRA) et son porte-parole Christopher Gunness écrit pour cette photo : « Quand une image rend à la fois la vérité, la beauté, l’humanité (…), elle se transforme d’elle-même. Elle est bien au-delà de la politique. C’est quelque chose d’inestimable, de miraculeux ». Sur ma constellation, à côté du mot prière, j’y ai écrit miracle.

Et l’étoile qui marque ma direction maintenant s’appelle désormais résoudre l’œuvre. Elle ouvre un chemin nouveau où l’idée même d’achèvement devient la quête. Et puis, j’ai ouvert le bréviaire que ma mère utilisait et je suis tombée sur une légende russe qui a comme titre La prière : un combat sans fin. Cette légende raconte qu’un méchant voïvode envoit son serviteur Yvan le Guerrier trancher la tête du moine Mirone qui ne fait que le bien. Yvan le Guerrier ne voulait pas le faire mais puisque c’était un ordre de son chef, il y est allé. Le moine clairvoyant avait compris ce qu’il était venu faire et Yvan le guerrier lui conseilla de prier pour chacun d’eux et pour la race humaine avant qu’il ne le tue. Alors le moine Mirone se rendit au pied d’un jeune chêne et dit au serviteur qu’il devra être patient puisque la prière pour la race humaine est longue, il serait mieux de le tuer tout de suite. Mais il refusa et lui ordonna de commencer sa prière. Alors voici la fin de cette légende…

                  « Le moine pria jusqu’au soir.

                  Puis du soir à l’aurore, il continua.

                  Puis de l’aurore à l’autre nuit, il pria encore.

                  Et de l’été au printemps, sa prière se prolongea.

                  Les ans s’ajoutaient aux ans, Mirone priait encore.

                  Le jeune chêne monta jusqu’aux nuages.

                  Une forêt épaisse était née de ses glands.

                  La sainte prière n’était pas terminée.

                  Et aujourd’hui encore, le moine, tout bas, murmure les paroles rédemptrices, il demande à Dieu d’avoir pitié des hommes, à la Vierge, de leur apporter secours.

                  Yvan le Guerrier est debout près de lui toujours. Depuis longtemps son épée est tombée en poussière et son armure est rongée par la rouille. Ses beaux habits sont en loque et en pourriture. Hiver comme été, Yvan reste là. Et le gel mord, et la chaleur brûle, et il demeure quand même. Et les loups et les ours passent sans le regarder.

                  Mais la prière que le vieux moine adresse pour les pauvre pécheurs que nous sommes, coule toujours aussi longue qu’il y a de pécheurs. Elle coule comme une claire rivière qui baigne la terre, fraîche et douce comme la miséricorde de Dieu. »

Légende russe

A lire également

5 Commentaires

  1. Tu es une source d’inspiration dans ma vie. Je t’aime et je t’admire de tout mon coeur. Quelle chance de te connaître. Amour
    Emmanuelle et sa tribu.

  2. Magnifique Julie! Merci de ce partage qui me pénètre particulièrement aujourd’hui. Merci de t’être laisser faire ce chemin jusque là et de l’avoir partager avec nous. Très précieux témoignage.

    Charline xxx

  3. En lien avec votre réflexion ! Thème des Rencontres Philosophiques d’Uriage 2019 « L’art peut-il refaire le monde ? ».
    Un programme de 3 jours où l’art est invité à répondre à cette question. Invitée en tant que plasticienne engagée mon projet débute par un dessin in situ, à découvrir en exclusivité : https://1011-art.blogspot.com/p/icare.html

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *