Équations des incertains
Résumé : Donner à voir ce que se joue dans un processus de création est comme se jeter dans une vague, ne pas trahir le sens de la marée tout en tentant de respirer, de flotter dans ces turbulences pour partager l’indicible.
Les artistes ont toujours contribué à la société par leurs œuvres, mais l’expérience même de création est aussi une expérience significative pour la connaissance de l’humain sur son humanité.
Équations des incertains
On appelle « inéquation » une inégalité qui n’est vérifiée que pour certaines valeurs attribuées aux lettres qu’elle contient. Ces lettres sont les inconnues de l’inéquation.
Comment approcher cet espace, cette dimension de la création artistique, lieu où la pensée — onde/particule — se transforme, où le geste se retrouve suspendu dans ce temps vertigineux qui nous précède, qui détermine à notre insu la trace/futur de nos parcours, traversée des recherches et expériences, transmissions qui nous constituent ?
Ce qui émerge, au-delà du discours, du repère. Ce qui conduit dans cette « vallée de l’étonnement »1 que nous découvrons quand la pensée se délivre des conditionnements et ouvre des clairières irriguées par ce qui se dit en s’oubliant.
Donner à voir ce que se joue dans un processus de création est comme se jeter dans une vague, ne pas trahir le sens de la marée tout en tentant de respirer, de flotter dans ces turbulences pour partager l’indicible.
Cette manière d’être au monde, cette tentative de transmettre une vision où le hasard devient non pas signe, mais indication d’un geste nouveau à poursuivre sans garde-fou. Ne pas répéter une forme connue qui rencontrera les mémoires en séduisant le contemplateur.
Inscrire toutes les transmissions sans désir ni peur de plaire.
La pratique de peinture (comme les autres formes d’art) procède de diverses étapes, de postures possibles, de moments/carrefours: transmissions-passages qui nous ont amenée à un moment, atemporel, de décision : s’autoriser à l’art. À l’ «être artiste», à cette position déjà ancrée dans un désir qui nous habitait, s’exprimant dans les métamorphoses de son énergie. De la même façon que le «psychanalyste ne s’autorise que de lui-même», l’artiste s’ «autorise», accepte, ose cette mise en danger constante qui ne repose que sur une nécessité de partager une présence au monde, de communiquer au-delà de nous-mêmes. De se positionner dans ce «lieu de la parole» qui nous dépasse pour rencontrer l’autre dans l’acte même de la création. Lieu de la rencontre des inconscients.
Géographie des invisibles
On se retrouve sur une rive nouvelle où les processus de mise en actes, en gestes, en formes, sont non pas issus d’un concept agissant, mais de l’apprentissage renouvelé, discontinu, du risque. Une fragilité acceptée qui, dans l’acte de créer/contempler, nous fait franchir des lignes de perception à l’infini. Nous libère ainsi de la quête d’un sens ultime, d’une forme finie, pour nous inscrire dans une marche, où le mouvement, comme dans la tradition de la peinture chinoise, est toujours en mouvement, aussi bien dans le geste que dans le regard. Une traversée à l’infini de l’œuvre d’art qui devient notre barque, notre pirogue « tanguée » par des rythmes changeants et toujours renouvelés. Naviguant au travers de tous ces niveaux de conscience qui deviennent la trame même de l’œuvre.
Pour ma part, j’ai décidé il y a des années, de ne travailler que lorsque la chose à dire, bien qu’invisible, était liée au sentiment d’une éclaircie. De ne donner à voir que les traces d’un moment où une ouverture se profilait. De ne jamais transmettre que l’ombre.
Dès l’enfance, la poésie a été un espace de récréation depuis les bancs réglementés de l’école primaire, là où se construisent les premières manières d’apprendre… et de trouver des fenêtres.
Apprentissage transformateur (Parenthèse)
Il y a quelques années dans le cadre de caravan, j’ai organisé des chats en ligne, des moments/rencontres de poésie improvisée en live, sous forme de jeu sans attente, où se retrouvaient des personnes de cultures diverses; certaines très loin de la pratique poétique se sont rendu compte de leur capacité à entrer en résonance avec cette dimension poétique de lâcher prise qui ouvre sur le neuf. Le silence entre deux pensées comme dirait Krisnamurti. Cet espace vide qui ouvre sur une autre manière d’ « entre » en relation avec l’Autre : la création artistique.
Cette expérience a contribué à m’apprendre concrètement que le franchissement d’un registre, d’un état de conscience à l’autre, est facilement possible, que cette ouverture produit peu à peu un effacement de certains conditionnements et croyances. Un changement.
Mon premier atelier dans une petite rue du vieil Antibes m’a permis de rencontrer des passants et voisins commerçants qui, d’abord moqueurs ou fermés devant la peinture abstraite, sont entrés, saut après saut infimes, dans une perception aigüe et sensible.
Objet trouvés, don et transmission
Après avoir, depuis l’enfance, joué avec la poésie : laissé aller ces mots comme des billes qui roulent sans raison le long des papiers, la peinture s’est imposée.
Justement pour dépasser le mot et ses habitudes, ses repères répétés et archivés, les dérives des interprétations orchestrées inconsciemment. Pour tendre vers une approche nouvelle pour moi, où le sens se retrouve libéré de ses géographies les plus communes. Pour retrouver la vibration de la matière.
Au début cette pratique redit inlassablement les fragments d’images connues, emmêlées, et de plus en plus vite un espace s’ouvre.
Là où l’expérience reconnaît le déjà-vu, ne le fuit pas, mais cherche naturellement à ne pas choisir les routes balisées qui redisent les mêmes frontières.
Quand le monde se donne à voir avec cette inquiétante étrangeté reconnue, quand cette étrangeté devient l’espace d’une planche de bois où les signes tissent d’eux-mêmes d’autres repères pour déplacer les frontières de la perception.
La question
On se demande alors où arrêter, ce qui est là, dans cette alchimie du doute et de tentatives, devient d’un coup étranger. Là, pour moi, la toile est achevée. Elle a donné tout ce qu’elle pouvait sans se suspendre à l’ancien, se définir par le connu.
L’indomptable absence
Ne pas se laisser emporter par les retouches, les corrections. Il peut y avoir du repentir et celui-ci s’inscrit comme une trace jusqu’au moment où celle-ci devient libre. Signe, lacune, souffle d’inachevé.
Équations, cartes marines, photos « alchimages » et objets trouvés
Après les cartes marines (toujours utilisées), mes derniers travaux, composés à partir de brouillons d’équations manuscrites et divers documents, se sont constitués dans la convergence de deux tendances: besoin d’inscrire l’autre dans mon travail et ouverture vers la science, particulièrement la physique quantique, avec l’univers fabuleux qu’elle révèle; d’autres sources pour parler dans les ‘ruelles quantiques du monde’. Le langage mathématique que je ne connais pas, et qui devient la matière signifiante d’autres interrogations tracées sur la toile ou le bois.
Puis peindre, se suspendre dans le vide, laisser aller le plus sensible et immédiat.
Ces travaux avec ces équations déchirées, collées, peintes, me permettent à la fois cette incarnation dans l’humain, la rencontre … Le don. Je tiens donc à préciser que ces équations m’ont été envoyées par des chercheurs qui ont soutenu une démarche encore invisible et m’ont adressé superbement leurs archives pour cette tentative.
(Merci à Olivier Ramare, Vincent Tejedor, Cyril Cubric et Amélie Viennois – Jean-Pierre Joly pour les cartes marines)
A chaque fois ce don est inscrit dans le geste/témoignage artistique, comme l’est celui fait, parfois à leur insu — papiers et images trouvés et détournés — à l’attention des personnes qui les ont égarés, jetés. Personnes qui pour moi sont toujours vivantes, présentes, parlantes dans la transformation de ces objets.
La joyeuse inexactitude des mots
Changer de regard, permettre cette inscription de l’humain dans chaque geste, pensée, couleur, est un ancrage qui permet de ne pas oublier l’autre, ses traces depuis les parois des grottes où les mains en empreintes et les formes de pigments ocres nous parlent encore des tentatives de l’humanité pour que la mémoire, le signe se libère des cloisonnements pour devenir témoignage vivant de la parole 2.
Intérieur/extérieur
La découverte de la vision transdisciplinaire m’a permis de rencontrer un espace que j’habitais sans le savoir, un entre-deux où la contradiction se dissout pour donner lieu, peu à peu, à de nouvelles questions, pour réconcilier les cultures qui finalement parlent chacune autrement — regards/archipels — de la tentative d’éclairer de nouveaux passages. Tenter d’appliquer cette éthique au quotidien. D’interpréter à l’infini pour traverser.
Parler de sa pratique artistique, de sa genèse et expression est un jeu difficile. Ce texte a été écrit presque d’un seul geste, pour tenter de trouver une formulation qui ne procède pas du discours, mais d’une expression fragile et fractale qui tente d’aller à la rencontre, de dire ce qui la dépasse dans un simple moment d’interlude, de vertige, d’étonnement peut-être. D’incertitude certainement.
on ne regarde que de là
là où notre présence reflète les prismes
évidemment
quand l’invisible nous reconnaît
Toiles et textes sur :
http://carolshapiro.blogspot.com/
- Interview et diaporama : www.caravancafe-des-arts.com/shapiro.htm
- Saatchi on line : www.saatchionline.com/carolshapiro
- Voir d’autre toiles – en vrac : www.artmajeur.com/shapiro/
- Scoop it – journal en mosaïque (toiles et écrits)
- Travaux dans le cadre de caravan : www.caravancafe-des-arts.com
- En français le mot parole a pour étymologie « bal » qui vient du grec ballei, qui signifie « jeter » et « danser » (Dictionnaire étymologique Picoche Le Robert).
A ballein, βαλλω se rattachent les substantifs bolé « action de jeter » et bolis, bolidos : « objet lancé, dé à jouer, éclair qui jaillit ». Exemple : nous sommes jetés dans l’existence par hasard, au milieu des mots, jetés au milieu des mots comme par un coup de dé ou par un éclair. http://www.psychanalyse-paris.com/1259-La-parole-en-psychanalyse-et.html [↩] - « … il y a cette oscillation entre le virtuel et le réel qui fait que le monde est dans sa potentialité déjà dans le virtuel, déjà dans le non – être » (Basarab Nicolescu dans « La vallée de l’étonnement » [↩]