II : Réfléchir, communiquer
Dans L’art comme mode de recherche et de connaissance, j’en étais arrivée à dire que « le potentiel d’une pratique artistique envisagée comme une pratique de recherche sera démultiplié par la réflexion et cette réflexion sera dynamisée par l’échange et le partage », et qu’un « travail de ‘recherche sur la recherche’ » s’imposait. Ce sont les modes de cette « recherche sur la recherche » qui m’intéressent ici.
Dans cet article, je m’intéresse à la situation du processus créateur posé comme une expérience systématique du potentiel visionnaire et transformateur de l’art. Lorsque l’artiste met la dimension « recherche » ou « quête » au centre de son travail et que son œuvre se présente comme un moyen ou un produit de ce processus de quête, comment alors partager ce travail? Et comment s’assurer que cette dimension recherche soit une partie intégrale du processus artistique et non pas une sorte de processus ajouté empruntant, par exemple, les modes de la philosophie ou des sciences humaines ? Je crois qu’il faut partir du principe qu’un projet artistique de recherche est toujours, à la base, un projet de création et qu’élaborer un processus de recherche — le concevoir, y penser, le conduire — est aussi un travail créateur. Pour cette raison, les principes qui guident la recherche scientifique ne s’appliquent pas, les principes de la logique non plus. Nous sommes plutôt dans les domaines de l’intuition, de la singularité et de la complexité — et l’artiste n’a pas arrêté de penser en termes de signifiance de la forme, et de forme de la signifiance. Pour cette raison, il ne peut y avoir de méthodologie type dans le processus de recherche2.
Le rapport à la réflexion et à l’écriture
Historiquement, les artistes ont été plutôt réfractaires à l’idée d’écrire sur leur travail. On s’est félicité du bon mot que Barnett Newman avait adressé à la philosophe de l’art Susanne Langer, lors d’une table ronde dans les années 1960 : « l’esthétique », dit-il, « est à l’artiste ce que l’ornithologie est aux oiseaux3», une phrase qui en a conforté plusieurs dans une posture de non verbalisation. Mais le rapport des artistes à l’écriture n’a jamais été si tranché et la situation de Newman apostrophant Langer est d’autant plus ambiguë que Newman lui-même a souvent écrit sur l’art4. Pour des œuvres très autoréférentielles, basées sur des préoccupations essentiellement formelles, le discours n’est pas vraiment nécessaire. Mais les œuvres étant beaucoup marquées par le conceptualisme depuis les années 1980, les artistes ont été habitués à formuler leur « démarche » : que ce soit pour une demande de subvention ou pour accompagner une exposition, ou encore pour poser sa candidature à un poste ou un concours, on demande régulièrement à l’artiste de produire des textes sur ses intentions, sur ses thèmes ou ses questions, sur le sens général de sa démarche créatrice. Plusieurs artistes détestent écrire ce genre de textes.
Mais l’apparente contradiction de Newman entre sa déclaration à l’emporte-pièce et ses écrits est intéressante. Ce qu’il faut comprendre, je crois, c’est qu’il y a différentes manières d’écrire sur une pratique et différents niveaux de réflexion sur l’art — et Newman disait au fond que les niveaux de la critique et de la philosophie sur l’art ne lui étaient pas très utiles dans sa pratique d’artiste. Et ce qu’on voit, en effet, c’est que malgré les apparences d’anti-théorisme, les artistes échangent volontiers des idées (techniques et formelles, notamment) et vont réfléchir beaucoup à leurs projets — s’aidant souvent de l’écrit (journal personnel, correspondance, cahier…).
Lorsque la création est orientée vers une quête ou une recherche, le problème de l’écrit se pose plus fortement encore : comment partager les questions, les réflexions et les réalisations? Comment partager l’univers de sens qui se crée dans l’atelier tout autour de la pratique? L’artiste pourrait garder son illumination pour lui-même et ne la transmettre qu’à d’éventuels apprentis (selon le modèle oriental), mais l’époque actuelle nous invite à une forme de partage plus large. Les inspirations et les intuitions de l’artiste, ses aperçus sur la condition humaine, sur le monde matériel et spirituel avec lequel il est engagé, tout cela serait une contribution importante à l’humanité en quête, si des artistes enclins à l’écriture trouvaient le moyen de les décrire, de les raconter.
Le récit de création
Dans les universités, on trouve beaucoup de recherche création de type autopoïétique5 : c’est-à-dire l’artiste observant sa propre pratique. Ce type de recherche emprunte largement aux approches méthodologiques de l’ « étude des pratiques », telles la recherche heuristique, la théorisation en action, la recherche à la première personne, etc. Par ce type de recherche, le praticien devient praticien réflexif (introspection, réflexion sur son expérience, interrogation épistémologique), spécialiste de sa propre poïétique et des objets/sujets avec lesquels il travaille. Une caractéristique de ces approches est l’utilisation du récit, du journal — autrement dit de l’écrit sur un mode intime et subjectif, à la première personne. Il y a une intelligence dans l’écrit à la première personne, qui éclaire les choses de façon tout à fait particulière et très différente des types d’écrits plus théoriques ou rationnels. Personnellement je privilégie les formes du récit et de la description à cause de leur potentiel caractère phénoménologique, qui regarde les choses comme elles se présentent, sans juger l’expérience, sans la mettre dans des catégories a priori ni tenter d’en déduire des principes. Le récit — plus il est intime et spécifique dans ses descriptions — garde à l’expérience à la fois sa complexité et sa précision ; quant à la description, elle garde à l’œuvre son ouverture6, sans chercher à l’interpréter7.
Niveaux de réflexion en forme de cercles concentriques
Un des grands problèmes se posant à l’artiste qui veut écrire sur sa pratique est d’écrire clairement et puissamment sans enfermer sa création ou son inspiration dans une boîte conceptuelle, dans une théorie de son œuvre. Ne pas l’arrêter dans son mouvement, autrement dit, ne pas tenter d’élucider son mystère. C’est pour cette raison que, personnellement, j’insiste sur un récit le plus « phénoménologique » possible.
J’ai l’image d’une formation de cercles concentriques, comme les fronts d’onde déclenchés par une roche lancée dans l’eau. En effet, un seul moment de réflexion, un seul niveau de récit (un seul cercle), serait trop superficiel : il me semble qu’il faut revenir plusieurs fois sur l’expérience. Je peux voir jusqu’à cinq cercles, ou cinq niveaux de réflexion ; le niveau suivant englobant toujours les niveaux précédents. Il y aurait aussi un sixième cercle, se situant à la fois avant et après les cinq autres.
Premier cercle : les aide-mémoire
Il s’agit ici de ces simples notes, griffonnées ou mentales, des schémas, des plans, qui guident notre avancée dans l’œuvre. Ces notes ne sont pas organisées en récit, mais constituent quand même un moment d’organisation, de réflexion et de mise en conscience du processus. Nous les écrivons à notre propre intention ou à l’intention de collaborateurs. Selon la nature et l’envergure des projets, ces notes peuvent être minimales et éparses, mais elles peuvent aussi prendre beaucoup d’ampleur.
À ce niveau premier se trouve aussi une part de documentation, photographique ou autre, ou d’enregistrement. Il y a en effet des étapes qu’il importe de fixer dans la mémoire à ce moment précis, surtout si l’avancée du projet pourrait les effacer.
Deuxième cercle : le journal
La journée finie ou une étape complétée, nous écrivons un journal. Nous racontons ce qui est arrivé, ce que nous avons fait, ce qui nous semble digne de mention dans le processus qu’on vient de vivre. Dépendamment des projets le journal s’écrit à la fin de la journée ou à la fin d’une étape. Dans ce journal nous nous adressons à nous-mêmes. Nous le rédigeons donc librement, le plus souvent rapidement, sans nous préoccuper de la forme ou de la compréhensibilité du style. C’est souvent encore une étape « aide-mémoire », mais avec une dimension réflexive accentuée. Nous faisons un premier tri dans ce qui est digne de mémoire, nous organisons les événements en termes d’importance, nous commençons à faire des liens, à entrevoir des thèmes : c’est le début d’une narration abordant le vécu du processus.
Troisième cercle : le récit du projet
Ce niveau de réflexion est le récit du projet en tant que tel. On le rédige à la fin du projet, à partir des notes, de la documentation, des souvenirs et du journal. C’est l’étape réflexive la plus systématique, un temps d’arrêt spécifique pour revenir sur l’expérience vécue du projet et l’intégrer. On se remémore nos intentions, on regarde le résultat. À cette étape, le récit pose d’importantes questions de style et de forme car on raconte à quelqu’un d’autre l’aventure qu’on a vécue. Il s’agit vraiment d’un texte littéraire, contrairement au journal de l’étape précédente. Nous voulons écrire tout ce qui est important, raconter tout le projet comme si notre lecteur y était. Il y a des conclusions, un fil narratif, une intention narrative.
Quatrième cercle : le dénouement de la recherche
Ce cercle de réflexion arrive lorsque nous réfléchissons à la fois au projet et au récit que nous en avons fait. Par exemple, si nous envoyons le récit et la documentation du projet à un interlocuteur, un éditeur ou un professeur, le cercle du dénouement, un peu comme un épilogue, serait la lettre accompagnant l’envoi — expliquant pourquoi la documentation s’accompagne d’un récit, pourquoi le récit. De même, si on s’interrogeait sur la recherche elle-même, comme intention de création, en utilisant notre projet comme exemple, on réfléchirait à ce niveau.
Ce qui distingue ce quatrième cercle des précédents, c’est qu’il réfléchit sur le projet en tant que projet de recherche ou de quête, incluant son niveau réflexif du récit. Notre réflexion nous a-t-elle éclairé sur quelque chose en particulier? Avons-nous appris ou compris quelque chose? Reste-t-il des zones d’ombre?
Ce cercle s’adresse lui aussi à un lecteur extérieur, c’est une transmission de connaissance expérientielle. Ici notre projet prend une dimension exemplaire : il sert à illustrer quelque chose — une expérience, normalement — dont il est un paradigme.
Cinquième cercle : la grande histoire
À ce cinquième niveau de réflexion, nous faisons des liens entre nos projets. Par exemple, les découvertes d’un projet font apparaître une continuité inattendue avec un projet ou une intuition antérieure, ou une quête plus large se dessine. Ici, ce sont tous les projets de l’artiste, mis en séquence, qui commencent à révéler une cohérence cachée appartenant à sa démarche, et à sa vie intérieure. C’est un récit qui approche l’autobiographie, c’est-à-dire la vie de l’artiste et non plus seulement une œuvre ou un projet précis.
Le cercle antérieur : la transmission
Il y a enfin cet autre niveau de réflexion, qu’on oublie souvent mais qui est pourtant essentiel à la compréhension d’un projet. Si on a tendance à l’oublier, c’est parce qu’il n’a pas été réfléchi par nous mais transmis par nos prédécesseurs.
Il est rare, en effet, que nous abordions un projet créateur sans connaissance préalable. Pour que cela arrive, il faudrait être totalement étranger à un médium et s’en servir sans avoir jamais vu ce qu’on pouvait faire avec : un peu comme des enfants à qui on n’a pas besoin d’enseigner à dessiner, il suffit de leur mettre un crayon dans la main et voilà. Mais un cas où on arriverait totalement neuf est presqu’impossible. Imaginons par exemple que je me procure un pinceau chinois et une bouteille d’encre de Chine, ignorant la langue chinoise, ne connaissant aucun idéogramme et ignorant tout de la mystique de cet art. Je m’exerce un peu et je commence à tracer des pseudos idéogrammes, imitant le style. Même dans une telle expérience, je m’appuie sur des idées antérieures : une idée de la forme et du style qui peut être empruntée à des calligraphies authentiques que j’aurais vues ou empruntée à la peinture gestuelle occidentale. Et même si je ne connaissais rien de cela — je n’ai vu aucun idéogramme calligraphié de ma vie, et je n’ai aucune idée de la peinture gestuelle… il y a quand même une « théorie » de la calligraphie chinoise inscrite dans la fabrication même du pinceau chinois et dans la formule chimique de l’encre : cette encre et ce pinceau ensemble, en tant que dispositif mis au point par ceux qui ont pratiqué cette forme d’art, portent en eux le projet de la calligraphie chinoise.
Bref, il y a toujours une théorie, des idées, un projet inscrit, une tradition derrière nous lorsque nous créons. Nous ne partons jamais vraiment de zéro et, consciemment ou inconsciemment, nous suivons toujours des instructions — un mélange d’instructions. Ces instructions nous guident ou nous influencent dans le projet et doivent autant que possible être amenées à la conscience lorsque nous rédigeons le récit. Cette collection d’instructions est comme un cercle antérieur, ou intérieur, au premier des cercles concentriques énumérés plus haut : elle préexiste au projet.
Mentionnons que ce cercle antérieur peut aussi devenir « postérieur » : en effet, nous pouvons aussi contribuer à la connaissance collective sur le type de projet que nous avons entrepris. Comme les artistes disciplinaires qui font avancer les connaissances sur l’utilisation des médiums et sur les styles, les artistes en quête partagent des idées que d’autres artistes chercheurs peuvent reprendre dans leurs propres recherches. Un artiste chercheur peut inventer une technique ou une approche utile dans la conduite de la recherche ou l’élaboration du récit. Notre invention, qui est le cercle ultime d’un projet dans le sens où ses conclusions se retrouvent intégrées (sublimées) dans une forme, une technique ou des outils, viendra alors s’inscrire dans le « cercle antérieur » des personnes qui s’en serviront plus tard.
Le processus, l’œuvre et le texte : une méta-œuvre
Ainsi l’œuvre de recherche ou de quête est celle qui s’accompagne de ces textes narratifs et réflexifs : à ce moment, l’œuvre comprend tout le projet — autant ses dimensions procédurales et plastiques que son histoire et sa dimension réflexive. Évidemment, il n’est pas nécessaire de faire six narrations ; en terme de recherche, les deux niveaux les plus importants seront le troisième et le quatrième — le récit du projet et le dénouement. Une œuvre de création simple peut prendre une dimension « de recherche » lorsque ces textes sont rédigés ; il est possible en effet que l’artiste ne réalise qu’en cours de route ou à la fin du processus la directivité de son œuvre. Mais celui qui crée avec une intention de recherche en tête, qui crée pour atteindre un but précis en termes de connaissance ou de conscience, a avantage à écrire sur ses expériences, pour systématiser en quelque sorte la dimension réflexive de son parcours.
Une œuvre ou un corpus d’œuvres accompagnées de textes réflexifs et récits devient une sorte de « méta-œuvre » et s’approche de la philosophie de l’art8. L’ensemble (œuvre et récits) représente alors une contribution à la recherche sur l’art et à la connaissance de l’expérience humaine.
La puissance du récit et de la description
On a peut-être remarqué un certain amalgame des idées de « récit » et de « réflexion », dans mon texte jusqu’ici. Ceci n’est pas une erreur : je crois vraiment que le récit est la meilleure méthode de réflexion au départ et le meilleur mode pour rendre compte d’un processus — et ce à cause de sa puissance phénoménologique.
Je travaille avec des étudiants de maîtrise depuis près de vingt ans. La majeure partie de cette expérience s’est faite dans le cadre du programme de Master of Fine Arts en arts interdisciplinaires au Goddard College (Vermont, É.-U.). Il s’agissait d’un programme tout à fait particulier, basé sur une philosophie alternative des fins et des modes de l’enseignement. L’essentiel de l’enseignement se faisait de façon individualisée, sous la forme d’un dialogue écrit soutenu entre le professeur — appelé « advisor » — et l’étudiant. À intervalles réguliers, prescrits par le calendrier scolaire, les deux échangeaient une correspondance portant sur les projets et la démarche de l’étudiant. Ce contexte épistolaire était extrêmement favorable à l’approfondissement de la réflexion de l’étudiant sur sa pratique, et la longue expérience que j’en ai a certainement été déterminante dans les idées que je partage ici.
Nous étions confrontés à la difficulté de commenter ou critiquer l’œuvre comme telle : parce que nous travaillions à distance, nous ne disposions que de documentation photographique ou autre forme d’enregistrement, ce qui ne permettait pas d’apprécier l’œuvre dans toute sa présence. Dans le même ordre de difficulté, notre philosophie et notre structure alternative attirait beaucoup d’étudiants ayant des pratiques elles-mêmes « alternatives », dont un bon nombre de pratiques processuelles, c’est-à-dire mettant le processus au centre, et des projets d’art en communauté, où les artefacts produits pendant le projet n’ont qu’une importance relative par rapport à la qualité de l’expérience vécue par les participants — dans ces projets, c’est le vécu des participants qui est considéré comme l’œuvre. Or non seulement est-il difficile de documenter ce genre de projet — il faudrait presque la présence d’un documentariste d’expérience — mais il arrive que le contexte, souvent intime, où les gens prennent des risques et se trouvent vulnérables, ne se prête pas à la présence d’une caméra ou d’une enregistreuse. Les étudiants soulignaient souvent, avec raison, que la présence d’un dispositif documentaire risquerait d’altérer l’expérience.
J’avais l’habitude de leur répondre, alors, que la meilleure documentation était la description et le récit. Et effectivement, les projets les mieux documentés étaient ceux que l’étudiant racontait, en décrivant spécifiquement les lieux, les temps, les personnes — accompagnant le récit de quelques photos, généralement prises en dehors des temps du projet lui-même : photos des lieux, portraits des participants, quelques photos de l’activité de clôture, etc., histoire de me faire une image mentale de la situation. Au fil des années, j’ai lu des milliers de pages de ce genre de récits — pas toujours édifiants, pas toujours clairs, pas toujours intéressants, mais j’en ai gardé la conviction qu’il s’agissait de la meilleure approche pour rendre compte de son travail sans en faire une critique ou une herméneutique inappropriées dans le cas de recherches. Et bien sûr, les narrations/descriptions les plus efficaces étaient celles que l’étudiant avait vraiment conçues comme un récit, justement, cohérent en lui-même, avec les préoccupations stylistiques et de montage nécessaires.
Raconter quoi ?
L’intention de ce processus d’écriture n’est pas de spéculer sur des idées pour les formaliser ensuite dans une œuvre d’art. Il n’est pas question de faire des œuvres didactiques, qui seraient des compte-rendu de recherche, encore moins des œuvres littérales ou moralisantes. La performeure américaine Laurie Anderson a déjà déclaré : « À choisir entre quelque chose qui m’apparaîtrait politiquement, disons, ‘correct’, et quelque chose de très beau et étrange, je choisirais le second8 ». Il ne s’agit pas de prêcher ou de prouver, mais de raconter un voyage dans l’inconnu : le voyage étant la création de l’œuvre, le récit étant le vécu de l’artiste dans cette aventure.
Tout ce que peut contenir la conscience est, au sens le plus strict, inexprimable. Même la plus simple des sensations est, dans sa totalité, singulière, indescriptible. Toute œuvre d’art se conçoit ainsi non seulement comme expression de ce qui est réellement exprimé, mais encore comme une tentative d’exprimer l’indicible. En face des grands chefs-d’œuvre, nous prenons conscience de tout ce qui ne peut pas être dit […], de la contradiction entre l’expression et la présence de l’inexprimable9.
Le récit d’artiste ne rend pas exprimable ce qui ne l’est pas. Il cherche plutôt à connaître et à rendre compte de cette expérience de l’inexprimable. Chaque fois que nous travaillons sur une œuvre, nous faisons l’expérience de régions du sensible et de la conscience que nous sommes en train d’ouvrir. Nous vivons un surcroît d’être, une augmentation de notre sentiment d’exister, une familiarité accrue avec nos sujets, un « éveil des sens » et un « enrichissement intellectuel », comme dit Sontag10. C’est cette expérience que nous tentons d’abord de raconter. Ensuite, dans un autre temps, nous pourrons écrire sur les sujets que nous avons fréquentés par nos œuvres — écrire non pas en scientifique, ni en philosophe, mais comme un témoignage, livrant les réflexions et les questions de personnes qui ont vécu une expérience.
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- Annie Dillard, En vivant, en écrivant (Christian Bourgois éditeur, 1996), p. 11. [↩]
- Sur cette question précise, voir l’article de Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi », dans P. Gosselin et É. Le Coguiec (dir.), La recherche création : pour une compréhension de la recherche en pratique artistique (Québec : Presses de l’Université du Québec, 2006), 9–10. [↩]
- “Aesthetics is to me what ornithology is to birds” – une phrase souvent citée dans les dernières décennies. Américains tous les deux, Newman est un peintre des années 1950/60 lié à l’expressionnisme abstrait et Susanne K. Langer est philosophe. Elle a écrit sur l’art dans les années 1940 et 1950. [↩]
- B. Newman, Selected Writings and Interviews (NY : Knopf, 1990). [↩]
- On voudra peut-être consulter le texte Différents modes et niveaux de recherche en art. [↩]
- « Ouverture » dans le sens où en a parlé U. Eco, c’est-à-dire sa possibilité de prendre des sens différents dépendamment des contextes et des personnes. L’œuvre ouverte (Paris : Seuil, 1965). [↩]
- Voir le texte Questions de sens dans l’art pour une discussion plus approfondie des niveaux de lecture du travail artistique. [↩]
- Voir l’essai “In Support of Meta-Art” de l’artiste philosophe américaine Adrian Piper (Out of Order Out of Sight, MIT Press, 1996, p. 17-27). À ma connaissance le texte n’est pas traduit, mais on trouvera un résumé commenté de ce texte, en français, sur le site recitsdartistes.org. [↩] [↩]
- S. Sontag, « À propos du style », in L’œuvre parle (Christian Bourgois éditeur, 2010), p. 67. [↩]
- S. Sontag, L’œuvre…, p.30 et p. 47. [↩]