La convivialité créatrice
Depuis janvier 2013, je suis doctorante en philosophie au département de philosophie et des arts à l’Université de Trois-Rivières.
Le problème de la trop grande scission entre l’expérience esthétique et l’expérience naturelle de la vie est au fondement de mon projet doctoral. Au cours des années qui viennent, c’est donc par le biais d’une investigation philosophique d’une part, et d’ateliers laboratoires d’autre part, que je m’attacherai à faire valoir le caractère évolutif et émancipateur de l’exploration artistique en groupe.
RÉCIT PREMIÈRE PARTIE
Comment dire ce qu’est l’art alors que c’est l’art qui nous dit qui nous sommes ?
Je n’ai jamais cherché l’art, c’est l’art qui m’a trouvée, comme il l’a fait pour tant d’autres. Non plus que je n’enseigne l’art, plutôt, c’est l’art qui m’enseigne. Je suis de celles qui croient qu’un Haïku peut sauver une vie et qu’une trace picturale vivante peut redonner espoir en la nature humaine. Mon travail d’artiste accompagnatrice consiste à apprendre, avec l’autre, comment l’art peut nous créer.
Mon approche d’atelier est soutenue par une structure procédurale qui s’actualise dans la triple articulation de l’écriture, du pictural et de la parole. Mes ateliers s’annoncent comme un processus artistique exploratoire s’étalant sur une série de douze rencontres hebdomadaires de trois heures. Ce processus peut culminer par une exposition collective. Je propose deux séries distinctes : la première consiste à explorer le langage plastique non figuratif et la deuxième est un processus d’autoportrait. Le nombre de participants varie entre six et dix. Jusqu’à maintenant, j’offre mes ateliers en contexte populaire pour une clientèle adulte provenant de tous les milieux. L’objectif est d’y créer un espace convivial d’exploration artistique dans un contexte d’accompagnement structuré qui stimule la sensibilité esthétique en favorisant les liens entre l’œuvre, l’œuvrant et l’œuvrer. Tout ce qui s’y joue s’interprète à partir de l’écoute et de l’accueil, de sa propre sensibilité esthétique bien sûr, mais aussi de celle de l’autre : qu’est-ce que j’observe en moi lorsque je crée, que se passe-t-il lorsque je me vois créer et lorsque je me vois créer avec l’autre ? Qu’en est-il lorsque je vois ce que j’ai créé et également lorsque je vois ce que l’autre a créé ?
Le récit, gardien du sens
Faire le récit d’une pratique artistique est selon moi un acte de langage apte à offrir au créateur l’occasion de se reconnaitre à partir des fondements mêmes de son agir artistique. Il lui est dès lors rendu possible de mieux en évaluer la portée et d’ainsi en arriver à se réapproprier sa propre pratique dans une perspective élargie, et à partir d’une vision renouvelée. Ce qui m’est arrivé. De plus, lorsque le narrateur choisit de partager ce récit par lequel il a enrichi le sens de sa propre existence, il est permis de penser qu’il offre également au lecteur une occasion, si minime soit-elle, d’enrichir de quelque façon la sienne propre. À ce titre, le récit, sous toutes ses variantes, récit de soi, récit de création, récit de pratique, etc., peut aussi être considéré comme un geste éthique et humaniste.
L’acte artistique est enraciné dans l’intime de soi et en émerge. Il n’y a pas de hasard dans le fait de créer, il n’y a que des nécessités. Les motifs de ces nécessités nous apparaissent parfois inatteignables, et pour cause, car ils participent d’un monde intérieur secret auquel nous n’avons habituellement pas accès, si ce n’est par un travail autoréflexif approprié. Et encore, rien ne se dévoile tout à fait, la plus grande partie du chemin s’effectuant dans l’acceptation du mystère, la confiance et surtout dans le fait de cultiver sa sensibilité à l’irrationnel. Toutefois, à partir du moment où le regard introspectif se pose, on peut s’attendre à ce qu’une compréhension holistique de son rapport à la création puisse prendre forme graduellement. Ainsi, parcourir son territoire intérieur, cueillir et recueillir des fruits autrefois négligés, reprendre ses sentiers à rebours à la lumière de l’expérience vécue, c’est cela que l’exploration de soi par le biais de l’art et du récit m’aura permis. C’est alors que j’ai su mieux apprécier le jaillissement de mes sources et, par delà la nostalgie, me souvenir de ce dont j’avais réellement soif.
Rechercher ma trace
Tout en l’adjoignant à d’autres approches, j’ai abordé le récit dans une optique multidimensionnelle. C’est ainsi qu’à travers diverses trames temporelles et sous des registres différents, il m’a été possible en quelque sorte de transcender le temps et l’espace afin de raviver la mémoire de certains évènements marquants de ma vie. Une forme de sensibilité consciente et réceptive, de même que l’expérience et la connaissance acquises depuis les évènements, ont favorisé graduellement la compréhension et par le fait même le processus d’intégration. En donnant sens et clarté à des ressentis, des impulsions, des formes sensibles et des schémas répétitifs qui se sont élaborés et fortifiés tout au long de mon existence, le récit aura fait en sorte de ralentir et même de participer, avec l’activité artistique, à neutraliser certaines dynamiques à l’œuvre dans ma vie, lesquelles jusque-là s’actualisaient à partir d’un niveau inconscient.
Cette forme d’écriture, jointe aux réalisations picturales, m’aura donc offert une sorte de cliché holographique de ma vie. Du fait des différentes perspectives sous lesquelles il peut être abordé, le récit se trouve être à la fois gardien et amplificateur de sens. Dans un rapport synchronique, au présent de la lecture, il met le sens en évidence, au premier plan je dirais, comme dans un miroir grossissant. Dans un rapport diachronique, de l’enfance à ma vie d’adulte, il reconduit le sens à travers les multiples trames temporelles, c’est-à-dire que de récit en récit j’ai pu y reconnaitre une logique symbolique, tout à fait rassurante à vrai dire. Un véritable travail métamorphique a pu avoir lieu, alors que l’activité discursive et autoanalytique de même que le travail de relecture et de réécriture que cela implique ont fait en sorte de canaliser le mouvement transformateur dans une rivière de sens. Par l’acte d’écrire, l’écoute vigilante des résonances qui en émergent et le travail autoréflexif, les couches de mémoire sédimentées ont été percées, aérées, traversées une à une. Des rivières souterraines autrefois détournées se sont mises à irriguer à nouveau mes terres asséchées. L’énergie vitale, créatrice, est revenue dans toute sa vigueur palpiter au cœur de mon Être, faisant ainsi sentir sa présence rassurante et nourrissante.
Cet aboutissement du processus — qui par ailleurs loin d’être terminé est plutôt passé à une autre phase — ne s’est pas produit du jour au lendemain et n’a pas été occasionné par un seul évènement particulier, une seule démarche spécifique. Tout au contraire, le retour à mes propres sources et la reconnaissance graduelle de mon potentiel germe, de ma singularité tout aussi bien, sont les fruits d’un cheminement assidu au cours duquel de nombreuses graines ont été semées, et ceci au fur et à mesure des récoltes successives. Pour ma part, je considère que ce processus d’exploration de soi par l’art et l’écriture est tellement complexe qu’il dépasse l’entendement. Fort heureusement d’ailleurs, car je crois qu’un rationnel trop « éduqué » entrave la réalisation de soi. À un certain moment, j’ai donc dû abdiquer devant la fabuleuse complexité des situations et les différents niveaux de sens imbriqués. Tout cela m’apparaissait inextricablement lié dans une extraordinaire danse de synchronicités, dont il était impensable que je ne puisse un jour en apprendre le moindre pas. Malgré le sentiment de confusion dû à mon incompréhension de surface, je pouvais tout de même pressentir une ineffable harmonie qui en profondeur soutenait mon processus existentiel. Sentiment pour le moins singulier qui à d’innombrables reprises m’aura permis de jauger l’incommensurable Intelligence de cette mer immense sur laquelle flotte le petit bateau de la rationalité. Incommensurable Intelligence, va s’en dire, que je suis bien incapable de soupeser, ne pouvant que m’y abandonner. Il est heureux et réconfortant de penser que tant de choses nous échappent, alors que la Vie veille pourtant sur nos vies par delà nos volontés propres, nos grandes angoisses et nos petites inquiétudes.
Me recréer par l’art
Toutefois, j’ai cette conviction profonde qu’au-delà même de la parole, de l’écriture, des rencontres inspirantes et des approches corporelles et méditatives auxquelles je me suis adonnée pendant des années, seul l’art avait le réel pouvoir d’affiner et de régenter tout en subtilité cet étonnant mouvement de réintégration dont il sera question plus loin. C’est pourquoi je crois que l’art, dans son essence même, relève d’une énergie constructive dont l’intelligence agit à partir d’un royaume dont jamais l’homme n’atteindra les limites. Car tout comme l’horizon, celles-ci reculent sans cesse au rythme de notre avancement, sans pour autant cesser de se profiler. L’art, c’est peut-être aussi cet appel au mystère qui attise en soi le feu créateur.
Maintes fois j’ai pu constater que la vie, l’art et le sens sont intrinsèquement liés dans une mystérieuse harmonie. À cet égard, on peut dire que l’artiste est un ausculteur de vie et un pisteur de sens, autrement son agir relève d’une manifestation de surface, non d’une nécessité intérieure. Mais pour cela, il doit parcourir des territoires inconnus et inexplorés, ce qui par conséquent fait en sorte qu’il doit souvent franchir des limites et transgresser des codes, même si là n’est jamais son but premier. La transgression étant une conséquence naturelle de sa liberté d’être et de créer, loin qu’elle en soit la cause volontaire.
À la lumière de ce qui précède, on comprendra qu’il était importait pour moi dans le cadre de ce récit d’artiste que l’écriture comporte aussi des traces concrètes de cette part de soi, intime et personnelle, qui indéniablement participent à l’acte créateur à partir de profondes racines émotives, sensorielles et spirituelles.
Remonter à ma source
À l’aube de ma vie, il est un évènement marquant qui a engendré un schéma intériorisé (pattern) dont les résonances se sont reconduites tout au long de mon existence, ceci tant dans mon attitude intérieure, dans mes façons d’être et de faire que dans mes différents rapports à la création et à la recherche sous toutes ses formes. C’est l’art et l’écriture qui ont rendu ce schéma manifeste. Au moment où cet évènement s’est produit, c’est comme si une explosion s’était produite dans mon énergie vitale. Je crois que cela a en quelque sorte fragmenté le noyau de ma personnalité naissante, ce qui par ailleurs a pu se vérifier par la suite de toutes sortes de façons et sous différents aspects de ma vie. Mais ce que je veux surtout exprimer ici est le fait que c’est tout particulièrement le récit et l’art qui ont fait en sorte de faire transiter progressivement cette énergie spécifique, laquelle depuis l’évènement s’actualisait à partir d’un niveau inconscient de ma psyché, vers le niveau conscient, de sorte que je puisse accéder à la polarité positive de ce schéma de fragmentation, soit celle de la réunification.
Le récit que j’ai fait de cet évènement traumatique détient la clé maitresse qui m’aura amenée à comprendre que l’origine du sentiment d’éparpillement qui a dominé une bonne partie de ma vie, de même que l’intense volonté de réunification qui nécessairement s’y accolait — et qui souvent m’oppressait sans que je ne puisse comprendre pourquoi — provenaient d’un schéma intériorisé de fragmentation. J’ai été à même d’accéder progressivement à ma vérité propre et de comprendre le fondement de cette douleur intérieure ingérable qui m’aura aussi conduit vers l’autodestruction. C’est ainsi que la plus grande partie de ma vie je me suis sentie constamment écartelée entre, d’un coté, un terrible sentiment d’inadéquation, d’isolement et d’éparpillement, et d’un autre coté, une fervente recherche de beauté, d’harmonie et de réunification. Guidée par l’intuition, vers la fin de la vingtaine, j’ai entrepris une investigation en vue de rapatrier mon être-au-monde autour de son noyau central, mon potentiel-germe en fait, dont je ressentais une incroyable nostalgie. Outre la quête de connaissance et l’exploration de différentes approches corporelles et spirituelles, cette recherche, comme je le présenterai plus loin, s’est actualisée de façon concluante dans la rencontre avec l’autre, ceci, dans un premier temps, par le biais de l’accompagnement thérapeutique, avec la massothérapie entre autres, et dans un deuxième temps, par le biais de l’art et de l’accompagnement artistique, avec mes ateliers.
Me réintégrer : des corps et des visages
L’art est venu à moi tardivement dans une période très difficile. Il est entré dans ma vie par le portrait. J’en ai ainsi réalisé plus d’une centaine en moins de 18 mois. Avec le recul, j’ai constaté que ce premier processus artistique consistait en une nécessité, soit celle de me réapproprier, esthétiquement, ces fragments éparpillés de mon être-au-monde. Ainsi, de mon lieu marginal où je vivais, en semi-retrait de la société, me refusant l’Autre en quelque sorte, et par le fait même la plus belle part de mon humanité, une puissante pulsion esthétique a fait en sorte que graduellement, à partir de mon regard intérieur, j’ai pu maitriser la pénétration de l’Autre dans mon espace vital, sans pour cela que je ne me sente menacée. Les portraits donc, comme des centaines de fragments d’âmes éparpillés que j’ai ardemment rapatriés par le geste esthétique tourné gracieusement vers l’autre, au sens où je ne vendais pas mes portraits, je les offrais.
Cette forme de rapatriement, si je peux m’exprimer ainsi, s’est aussi effectuée dans mon travail en massothérapie, donc d’une façon plus sensorielle et directe cette fois, par le biais du corps. D’une part, mon approche attentionnée et respectueuse peut être interprétée comme une nécessité, qui consistait celle-là en une réappropriation douce et sensible de la corporéité. D’autre part, le soin tout spécialement chaleureux et enveloppant que j’offre à ma clientèle peut également être envisagé sous le thème d’une projection de ce besoin inscrit en moi depuis l’enfance, qui est celui d’être touchée avec soin et respect, et ce, jusqu’au terme de l’expérience de contact. Par ailleurs, ne dit-on pas que l’on donne ce dont on a le plus besoin et que l’on pratique le métier de son plus grand conflit ? Il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres suppositions, car ces deux interprétations font sens pour moi, étant donné que la compréhension que j’en ai eue a toujours conduit à des dénouements éclairants.
Avant que je ne comprenne vraiment la dynamique de ce conflit et sa source, mon énergie devait nécessairement transiter par les parts d’ombre avant de se projeter, souvent déformée, dans le miroir du monde. Pourtant, même si mon approche thérapeutique était efficace et procurait un mieux-être évident au receveur, n’en reste pas moins qu’elle ne pouvait être porteuse de son plein potentiel tant que mon énergie vitale devait transiter par mes parts d’ombre, c’est-à-dire ces multiples fragments éparpillés, qui non encore éclairés par la conscience s’actualisaient quand même dans le domaine de l’inconscient et se projetaient dans mes expériences concrètes. Lorsque ce conflit s’est progressivement dissout au cours d’une thérapie de régression dans l’inconscient, mon énergie de thérapeute est devenue presque instantanément plus fluide alors que je constatais un allègement de ces charges émotives non intégrées, comme si l’ombre avait un poids.
L’art, miroir de l’Être
Il y eut un moment quasi mystique où, devant une étude que j’avais réalisée et qui se présentait en nombreux fragments réunifiés (polyptyque), j’ai pris conscience de façon fulgurante de l’impact profond que cet évènement violent et le schéma de fragmentation qui en a découlé avaient eu dans ma vie, dans tous les domaines. À cet instant, des images, des sensations, des sentiments et des souvenirs se présentaient à ma conscience avec la rapidité de l’éclair : tout venait à moi, de partout, comme une explosion à rebours. J’ai alors été capable de comprendre et d’englober simultanément de nombreuses situations, des évènements et des phénomènes sous le thème de la fragmentation et de l’éparpillement, mais aussi de la réunification. Ce schéma intériorisé, dont les résonances se sont reconduites tout au long de ma vie, en touchait tous les aspects, tant affectifs, émotifs et intellectuels que relationnels, professionnels et spirituels. C’est précisément à ce moment que j’ai été à même de comprendre l’arrière-plan harmonieux de ma recherche existentielle. Plus tard, lors de relectures et à la suite de réflexions, j’ai aussi compris davantage le fondement de mon travail thérapeutique et celui de mon cheminement artistique. Lequel cheminement a d’abord débuté par la réalisation de nombreux portraits, comme je le mentionnais plus haut, pour ensuite se poursuivre, dans le domaine professionnel cette fois, dans la convivialité créatrice, concept d’exploration artistique que j’ai élaboré et qui consiste à s’explorer soi, avec l’autre, à travers le chaos créateur et la réunification esthétique, curieusement.
Le fait donc qu’un schéma de fragmentation-réunification était à l’oeuvre dans ma vie est devenu plus qu’évident. Celui-ci, à partir de sa polarité négative, aura régenté la première partie de mon existence sous le thème de l’autodestruction. Toutefois, il contenait aussi la clé de ma renaissance, c’est-à-dire sa polarité positive, dont la dynamique même consistait de quelque façon que ce soit à stimuler le mouvement de réunification et de rapatriement de mon Être, éparpillé depuis l’explosion initiale. Ce que j’ai fait par le biais de la massothérapie dans un premier temps, de l’art ensuite, puis de l’accompagnement artistique.
Lorsqu’une graine porteuse de potentiel vital est déposée dans la matière, c’est inéluctable, elle cherche indéfectiblement et sans relâche son chemin vers la vie : elle est codée pour s’épanouir. C’est ainsi que le plus minuscule des brins d’herbe fraie son chemin vers le soleil à travers le moindre interstice du béton. C’est ainsi également que le potentiel-germe propre à chaque être humain cherche sa lumière à travers les sinuosités de l’existence et malgré tous les obstacles qui se présentent. À cet effet, j’ai réalisé pleinement la profondeur d’une loi kabbalistique qui dit que ce qui est au-dehors est comme ce qui est au-dedans, mais inversement proportionnel. Dès lors, je peux dire que si la dynamique d’atelier dans la convivialité créatrice me tient tant à cœur, c’est probablement du fait que là se trouve l’exact pendant extériorisé de mon intimité incréée. Ainsi, toute ma vie, sans que je ne m’en doute, ce schéma paradoxal de fragmentation-réunification, avec ses variantes de destruction-création, éparpillement-rapatriement, m’aura été aussi intime et naturel, en tant que réflexe vital d’équilibre, que le réflexe d’un clignement de paupière, quoiqu’infiniment plus complexe.
RÉCIT DEUXIÈME PARTIE
Itinéraire amazonien :
d’une petite pointe de graphite à l’exploration d’un hémisphère
Du plus loin que je me souvienne, l’écriture m’a fascinée. Le fait de tracer mes premières lettres dans mon cahier d’écolière me plongeait dans une expérience quasi mystique. Le temps ralentissait jusqu’à ne plus faire sentir son mouvement. L’énergie de l’espace et du monde se trouvait entièrement canalisée vers la trace de graphite inscrite par mon geste minutieux sur les doubles lignes de mon petit cahier. J’étais complètement absorbée par le mystère de ces tracés. À cinq ans, je ne savais pas vraiment ce que j’étais en train de faire, mais pour moi c’était comme une question vitale de le faire du mieux que je pouvais. Si ce geste d’apprentissage me semblait gigantesque, c’est surtout parce qu’il m’apprenait à avoir l’espoir en l’inconnu et confiance au neuf. Je ressentais quelque chose d’immense s’avancer vers moi à travers l’apprentissage de ces codes étranges et je les accueillais avec soin et application les uns après les autres. Je me sentais vivante alors que je refermais mon petit cahier. Un profond sentiment d’accomplissement m’habitait, que j’aurais aimé partager, en vain. J’étais seule devant cet immense espace qui s’ouvrait à moi. Ici se trouvent peut-être par ailleurs les motifs profonds de ma pulsion vers l’accompagnement. J’ai peu de souvenirs de mon enfance, mais ceux-là sont bien précis. Oui, j’ai adoré apprendre à écrire, car une part de moi savait intuitivement que ces traces étaient importantes, qu’elles étaient en quelque sorte liées à mon Être. C’est un peu comme si mon horizon tenait dans ce mince petit fil d’argent aux ondulations révélatrices. Un diamant entre mes mains n’aurait pas été aussi précieux. À sa brillance ostentatoire, je lui préférerai toujours la modeste trace de ce carbone dont il est issu.
J’ai écrit et dessiné dès le début de l’adolescence. Puis, vers l’âge de 16 ans, j’ai cessé. J’ai ainsi traversé ma vie de jeune adulte sans chercher à m’exprimer plus avant par l’écriture ou le dessin. C’est à l’âge de 28 ans que j’ai repris l’écriture, lorsque ma mère a été gravement malade et que mon deuxième enfant est né. De 28 à 38 ans, je n’ai cessé d’écrire, pour ensuite délaisser l’écriture pour une période de cinq ans. Toutefois, c’est aussi vers la fin de ce laps de temps que d’une façon inattendue l’art a refait surface dans ma vie par le biais du dessin, comme pour prendre la relève expressive de l’écriture que j’avais délaissée pour un temps. Ainsi, depuis l’âge de 43 ans je n’ai plus cessé d’écrire. De même, depuis cet âge, j’ai vécu simultanément d’intenses périodes de recherche et de création.
Tracés luxuriants : Taches, traces et fragments
Une partie de mon travail d’atelier dans la convivialité créatrice est basée sur l’exploration du langage plastique non figuratif. Il n’y a ainsi ni représentation, ni tentation décorative, ni théorie, ni techniques particulières. Que des traces, des taches et des traits, inscrits franc, avec cœur et aplomb, selon une procédure spécifique que j’ai élaborée. Que de pittoresques tracés amazoniens en provenance de nos jungles profondes encore vierges. Nous nous disposons à explorer dans une intention précise, celle de trouver en soi quelque chose d’inconnu et de neuf. Nous explorons pour mettre en lumière ce langage qui appelle des profondeurs de l’autre hémisphère de notre planète corps. Nous explorons pour nous parcourir autrement et nous inventer des itinéraires à rebours. Ces intenses voyages atelier après atelier, comme en terre indigène, nous révèlent à moi et aux artistes convives des sources intérieures souvent insoupçonnées, ils nous confrontent parfois à des mouvements de haute voltige, ou de rudes descentes, mais aussi, ils nous projettent en des lieux aux horizons multicolores traversés de sinueux parcours et de fabuleuses oasis. Il y a en ces rencontres beaucoup d’ouvertures et de découvertes, des possibilités de transformation et d’émancipation occasionnées par une façon autre, intime et inusitée, de s’inscrire dans le monde par le biais de l’art.
L’itinéraire de création procède d’une logique d’exploration, de fragmentation et de réunification (après coup, quelques années plus tard en fait, comme je le mentionne plus haut, j’ai pu relier cette procédure de création au schéma de fragmentation-réunification). On explore picturalement, tous en même temps, sur divers formats, avec différents médiums et selon des contraintes et des consignes spécifiques. Puis, on divise, on fragmente, on retouche et on réorganise selon une facture esthétique propre à chacun. Presque toujours, les œuvres sont ainsi présentées en diptyques, triptyques ou polyptyques. Les détails se juxtaposent selon le vibrato esthétique du moment. J’invite toutefois les artistes convives soit à les interchanger ultérieurement, soit à les faire pivoter, selon leur gré, afin que leur sensibilité vibre différemment et que leur regard intérieur puisse s’y projeter et s’y renouveler au fil du temps. Ces tableaux sont faits pour ça.
Une plongée esthétique dans l’intime
À la suite de cette première série d’ateliers, j’ai conçu une deuxième série qui consiste en une démarche exploratoire originale sur le thème de l’autoportrait, intitulée Miroir de papier. Ma procédure de création est axée sur un geste artistique libéré de la performance, c’est pourquoi ces ateliers, comme tous mes ateliers d’ailleurs, sont ouverts à tous. Il me tient à cœur en effet de rejoindre ces gens qui se sentent à la fois interpelés, mais intimidés par l’art, sentiment qui, pour l’avoir maintes fois ressenti, ne m’est pas étranger va s’en dire. Je crois que ces gens ressentent intuitivement le pouvoir de l’art, mais ne savent comment l’aborder. En cela, je les accompagne. Je stimule et soutiens leur processus exploratoire, comme j’aurais aimé qu’on le fasse pour moi à certains moments. À travers ces rencontres créatives sur la thématique de l’autoportrait, par le biais de nombreux exercices et échanges, l’intériorité se dévoile tout en douceur, de nombreuses parts de soi sont mises à jour, observées, questionnées, accueillies. L’artiste convive se transforme en développant sa sensibilité esthétique, en dialoguant avec ses multiples visages et en partageant le sens de ses expériences créatives.
L’être avant l’art
Bien sûr, je me transforme également au fil de ces rencontres. Je participe à plein à ce processus d’autoportrait. J’apprends moi aussi à mieux me voir, quoique dans un miroir différent du leur. Et tout comme eux, j’apprends à suspendre mon jugement, à cultiver mon ouverture à l’autre et ma réceptivité. Je participe d’un même contexte exploratoire, mais à partir d’une posture différente, celle de l’artiste accompagnatrice en constant apprentissage de l’art et de l’Autre. C’est pourquoi je dis qu’en tant qu’accompagnatrice mon média est l’art, mais en tant qu’artiste mon média est l’énergie humaine. En d’autres termes, il s’agit toujours pour moi de considérer l’être avant l’art.
L’art est quelque chose qui me dépasse, qui nous dépasse tous, je crois. De ce fait, on ne peut le commander, ce serait un non-sens. C’est l’une des raisons pour lesquelles je prône l’ouverture, la réceptivité, l’exploration et l’agir artistique spontané. Et je propose qu’on y aille à fond, honnêtement, jusqu’au bout, en toute simplicité, juste pour voir. Et à coup sûr, nous voyons beaucoup. Pour qui y consent, le processus est toujours révélateur de soi, car dans la mesure du possible, nous y avançons nus et les mains ouvertes. Les œuvres sont ainsi empreintes de singularité, elles sont vivantes et vibrantes. Je constate que l’art vécu de cette façon nous enseigne aussi la tendresse envers soi-même.
Créer et se créer dans la convivialité créatrice
J’ai choisi de lier ces deux mots, « convivialité créatrice », en un énoncé signifiant pour rendre compte, dans un premier temps, de la qualité des rapports qui s’actualisent dans les ateliers, c’est-à-dire des rapports qui sont à la fois conviviaux et créatifs. Et, dans un deuxième temps, ce terme veut aussi souligner les potentialités réciproques qui émergent de ces rapports. C’est-à-dire que la convivialité supporte l’œuvrer, et que c’est à partir des échanges et du partage autour de cet œuvrer que se manifeste un rapport de convivialité encourageant, qui à son tour stimule la création. Ces deux aspects, convivialité et création, interagissent donc réciproquement de manière constructive à travers le processus exploratoire pour créer cette dynamique propre aux ateliers.
À travers ce processus d’atelier, il s’agit de s’initier à une façon novatrice de s’inscrire dans le monde par le biais de l’art et qui puisse aussi rendre compte d’une liberté innée en soi. De cette liberté qui par le regard poétique « déstabilise tout ce qui est fixe, dématérialise les formes, décloisonne la vision sociale du réel et sa vision de propriétaire »2.
. Comme le souligne Fintz, « la puissance de l’art réside dans le transfert de l’énergie contenue dans la trace qui vibre jusqu’à notre œil ». Ainsi, de l’énergie il en faut ! En produire, en dépenser, en recevoir, en partager, en exprimer. Les ateliers sont conçus pour ça, afin de restaurer les liens avec son unicité propre, sa singularité en fait, pour la ressentir, l’exalter, la propulser même, la mirer hors de soi. En regard de tous ces aspects, l’exploration picturale consiste en une expérience dynamique, intensive et exigeante, profondément intime, bouleversante parfois, mais évolutive. Telle que nous la vivons, elle est aussi résistance aux formes établies, convenues, sécurisantes. De ces formes trop stables, statiques, figées et stériles qui contraignent les envolées poétiques. Mais encore, résistance au conforme, à l’attendu et au déjà trop vu. C’est pourquoi l’objet est aboli, et l’image tout autant. Abolie aussi l’idée même de valeur esthétique proposée par d’autres afin de parcourir, pour soi, seul mais avec l’autre, les sentiers de la joie picturale, sans souci de plaire à qui que ce soit ou de répondre à quelque impératif extérieur. Nous sommes là dans le lieu infini de la sensibilité esthétique et nous y laissons nos traces, nos traits et nos taches avec cœur et aplomb.
Fintz nous dit encore que « ce que donne à saisir l’art, c’est le mouvement interne de ce qui est contemplé, c’est de saisir ce qui sous-tend, c’est s’avancer vers plus d’insignifiance, vers l’indifférenciation du sens. Un mouvement spirituel traverse la signification artistique et mène aux limites du sens ». Ce mouvement spirituel dont il est question, et cet avancement vers plus d’insignifiance, vers les limites du sens, sont vécus pleinement dans mes ateliers. Ainsi, se détourner du moi appris pour se disposer à désapprendre. Se tourner vers l’aurore de l’être, en amont de soi. C’est d’ailleurs ce qui toujours est recherché, partout dans ma vie, et dans le penser qui cherche la non-pensée, et dans le faire qui cherche à ne pas faire. De même dans mes ateliers : on se saisit de l’art en s’en dessaisissant, comme on se réapproprie soi-même en s’abandonnant.
Ainsi, participer de ce mouvement à rebours : ne pas peindre ce que l’on voudrait, mais plutôt cela même qui se veut peint. Alors, peindre cela qui se veut être peint, pas écrit, pas parlé, pas chanté, pas dansé, mais peint, juste peint par le geste-peintre, sans plus et tout simplement. Alors peindre, agir le questionnement en même temps qu’il a lieu. Peindre, agir la joie en temps réel. Peindre, agir la frustration à l’instant ressentie, agir l’hésitation quand elle est là. Peindre et être présent en même temps que soi. Dans ce mouvement exploratoire, peindre c’est agir vrai, autrement et maintenant. C’est vivre l’instant en énergie pulsive, rythmique, colorée, vibrante et ondulatoire, tout à la fois. C’est tracer une voie nouvelle qui s’effondre sans cesse sur elle-même dans les sables merveilleusement mouvants du vivant en soi.
Dans mon approche artistique, l’énergie de la spontanéité est aussi le nom de l’art. L’énergie du lâcher-prise, de l’abandon, de l’accueil, de l’humilité est aussi le nom de l’art. La vibration avant le son, l’art. Le mouvement avant la danse, l’amour avant le geste, le silence avant la parole, l’art. Tout ce qui fait sens, parce qu’en deçà et au-delà du « sens », ouvre sur l’art. De même, perdre le fil attendu de la ligne droite fait art, comme perdre le sens attendu des mots fait poésie. Tout inconnu qu’on reconnait pourtant, c’est art. Tout ce qu’on ne peut nommer, mais qui pourtant nous nomme, c’est art. Étrange équilibre de l’entredeux, mouvement incessant de recherche vibrante, comme un point de rencontre évanescent entre la scription spontanée et la vibration de l’Être.
Le tableau matérialise ce passage insaisissable de ceci à cela, qui n’est ni ceci ni cela. Créer les conditions de ce passage, proposer l’ouverture à l’insensé, un chemin vers l’intensité, stimuler le désir de la rencontre inusitée, du faire l’art ensemble, voilà le sens premier de mes ateliers. Ainsi l’art, comme un langage transcendant auquel nous avons tous accès, une force multidimensionnelle qui nous habite, un lien cosmique, une énergie fabuleuse et disponible qui, telle une racine spirituelle, naturelle, innée et vivace, est à même de nous ancrer toujours plus profondément dans notre propre humanité en constant devenir.
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