Barnett Newman – Le premier homme était un artiste (1947)

Traduction du texte « The First Man Was an Artist » (Newman 1947). Frustrée de ne pas le trouver en français (il est peut-être dans le livre des Écrits de Barnett Newman, édité par Macula, mais on ne trouve pas facilement ce livre), j’en ai fait une traduction personnelle.

Barnett Newman, Voice of Fire, 1967 540 cm x 240 cm, acrylique sur toile
Barnett Newman, Voice of Fire, 1967
540 cm x 240 cm, acrylique sur toile

Le premier homme était-il un chasseur, un faiseur d’outils, un fermier, un travailleur, un prêtre ou un politicien? Nul doute que le premier homme était un artiste.

On pourrait écrire une science de la paléontologie qui avancerait cette proposition, si on la construisait sur le postulat que l’acte esthétique précède toujours l’acte social. Devant le tigre ancestral, l’acte totémique d’effroi admiratif est venu avant l’acte du meurtre. Il faut garder à l’esprit que la nécessité de rêver est plus forte que n’importe quel besoin utilitaire. Dans le langage de la science, la nécessité de comprendre l’inconnaissable vient avant le désir de découvrir l’inconnu.

La première expression de l’humain, comme son premier rêve, fut de nature esthétique. La parole fut une exclamation poétique plutôt qu’une demande de communication. L’homme originel, hurlant ses consonnes, criait son bouleversement et sa colère devant son état tragique, sa conscience de lui-même et son impuissance devant le vide. Les philologues et les sémioticiens commencent à accepter l’idée que si le langage doit être défini comme la capacité à communiquer par signes – sons ou gestes – alors le langage est un pouvoir animal. Quiconque a observé le pigeon commun tourner autour de sa femelle sait qu’elle sait ce qu’il veut.

Ce qu’il y a d’humain dans le langage est littérature, et non communication. Le premier cri humain fut un chant. La première parole d’un humain à son voisin fut une expression de puissance et de digne faiblesse, et non pour demander de l’eau. Même l’animal s’essaie vainement à la poésie. Les ornithologues disent que le cri du coq est une extatique expression de pouvoir. Le huard solitaire glissant sur le lac, avec qui communique-t-il? Le chien, seul, hurle à la lune. Allons-nous dire que le premier humain a appelé Dieu le soleil et les étoiles dans un acte de communication et seulement après avoir fini sa journée de travail? Le mythe est venu avant la chasse. La raison de la première parole humaine fut de s’adresser à l’inconnaissable. Ce comportement est ancré dans notre nature artistique.

Tout comme sa première parole fut poétique, c’est une idole de glaise que l’humain a façonnée, avant de fabriquer une hache. Sa main a utilisé un bâton pour tracer une ligne dans la boue avant d’apprendre à le lancer comme un javelot. Les archéologues nous diront que c’est la lame de hache qui a inspiré l’idole en forme de hache. (On peut faire une figurine avec de la boue, mais non une hache.) Mais c’est l’image du Dieu et non la poterie, qui a été sa première fabrication. C’est la corruption matérialiste de l’anthropologie actuelle qui essaie de nous faire croire que l’homme originel a fait de la poterie avant de faire de la sculpture. La poterie est le produit de la civilisation. L’acte artistique est le droit inné de l’humain.

La première histoire des désirs humains jamais rédigée prouve que le sens du monde ne se trouve pas dans l’acte social. En effet, un examen des premiers chapitres de la Genèse offre une meilleure clé pour le rêve humain. Pour l’écrivain archaïque, il était inconcevable qu’Adam, l’homme originel, ait été mis sur terre pour être un travailleur ou un animal social. L’inspiration créatrice de l’écrivain lui a plutôt dit que l’origine de l’homme était celle d’un artiste, et il l’a placé dans le Jardin d’Éden, près de l’arbre de la Connaissance, du Bien et du Mal, au sens le plus élevé de révélation divine. Cet auteur et ses lecteurs ont compris la chute de l’homme, non pas comme une chute de l’Utopie vers les épreuves… ni, comme le religieux voudrait nous le faire croire, comme une chute de la Grâce vers le péché, mais plutôt qu’en mangeant du fruit de l’Arbre de la Connaissance, Adam cherchait à ce que sa vie créative soit comme Dieu, « un créateur de mondes », pour prendre la phrase de Rashi, et fut réduit à une vie de travail, résultat d’une simple punition jalouse.

C’est dans notre capacité à vivre la vie d’un créateur qu’on trouve le sens de la chute de l’homme. C’était une chute hors de la vie bonne, plutôt que de la vie abondante. Et c’est précisément ici que l’artiste d’aujourd’hui cherche une approche plus près de la vérité concernant l’homme originel… Ce sont le poète et l’artiste qui se préoccupent de la fonction de l’homme originel, et qui essaient d’arriver au même état créateur que lui. Quelle est sa raison d’être, qu’est-ce qui explique sa pulsion apparemment folle d’être un peintre et un poète, si ce n’est un acte de défi envers la chute de l’homme et une affirmation qu’il doit retourner à l’Adam de l’Éden. Car les artistes sont les premiers hommes.

— Barnett Newman, “The First Man Was an Artist” (1947)

*Merci au site Venetian Red pour la version originale en anglais. 2014/09/04.

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Un Commentaire

  1. Merci, Danielle, pour cette traduction.
    Le mythe du Jardin d’Eden est pour moi l’éveil de la conscience de l’humain.

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