2012, nouvelle année : quelques pensées

Le temps passe, voici une nouvelle année. Y a-t-il quelque chose qui change ?

*

Il y a une semaine déjà, c’était le passage de 2011 à 2012 sur le coup de minuit. On pense à la grande roue qui tourne, on a presque l’impression d’entendre les pièces d’engrenage qui grincent les unes sur les autres en se mettant en mouvement. Sensation forte du temps qui avance (comme s’il avançait par crans, une dent de roue par jour, un tour de roue par année). Et alors on est pris de sentiments divers : soulagement que l’année soit finie si on l’a eue difficile, angoisse ou excitation à ce qui viendra… Destin personnel qu’on se souhaite bénéfique, destin collectif… on pense à soi, on pense aux autres. L’économie mondiale nous inquiète et les changements climatiques assombrissent de plus en plus notre vision de l’avenir. Et en ce début de 2012, plus que d’habitude, certains pensent à la fin du monde, qu’une rumeur réverbérée sur l’Internet nous a mise dans la tête.

Dans notre culture occidentale, nous vivons avec les concepts d’histoire et de progrès : cette impression que collectivement l’humanité avance vers quelque chose, qu’elle va quelque part… Nous imaginons que ce sera un lendemain meilleur, mais il est impossible d’empêcher que surgisse l’idée contraire, c’est-à-dire que ce « quelque chose » puisse être un abîme, ce « quelque part » un enfer. Ça fait partie de la structure même du concept de futur : le futur ne pourrait pas être éternel, il doit y avoir quelque chose de décisif en lui.

Plusieurs disent que cette impression d’avancement est une illusion, qu’il n’y a pas de progrès—que l’impression de progrès vient de cette autre idée, « l’histoire »… et que l’histoire et le progrès sont deux pures constructions mentales. Mais s’il n’y a pas d’histoire ou de progrès, alors c’est la conception ancienne qui prévaudra : le temps cyclique et mythique… Guère plus scientifique, il me semble. En passant cette date, 2012, qui est supposée marquer la fin du progrès et la preuve que ce progrès était dystopique, est liée à un calendrier du temps cyclique (le « temps long » des Mayas) et non à un calendrier historique. Conjonction des deux visions du temps, la fable de 2012 combine la vision d’une fin abrupte du temps linéaire et le recommencement de la roue du « temps long » des Mayas : un temps long qui aurait commencé il y a environ cinq mille ans.

Tous les scientifiques, des experts de la NASA aux spécialistes de cultures méso-américaines, sont d’accord, la prophétie de 2012 est une fabulation. J’ai même vu des astrologues s’en distancer, affirmant qu’il n’y a rien de spécial sur le plan astrologique en décembre 2012! Mais tout le monde a tort : les scientifiques se fourvoient, autant que les prophètes de malheur… En effet, s’il se passe quelque chose de regrettable le 21 décembre 2012, ce sera un pur hasard, mais par contre, on est bien arrivé à un tournant et il y a bien une ère qui s’achève présentement.

Les indices de destruction de la nature sont hallucinants et ça s’accélère. La prophétie de 2012, elle est vraie à plus ou moins 100 ans peut-être : sixième extinction de masse marquant la fin de l’Holocène et le début de l’ère géologique de l’Anthropocène et si tout va vraiment mal, fin du Cénozoïque. Finalement, la catastrophe, ce sont les humains. Elle a commencé lorsque nous nous sommes réveillés, sommes devenus conscients de nous-même et avons commencé à parler. Et si elle arrive maintenant, c’est qu’elle aura pris tout ce temps pour se réaliser. Alors tout le monde a raison : il y a effectivement la catastrophe, et en même temps, il n’y a vraiment rien de changé.

Dans cela, l’idée qui est discréditée, c’est l’idée de « progrès ». Certes, la technologie se complexifie et les automobiles d’aujourd’hui sont plus performantes que celles d’hier et l’Internet est le fruit d’un grand nombre de découvertes scientifiques et d’inventions techniques. Mais si on tient compte des coûts environnementaux, alors il est impossible d’associer avancement technique à progrès. Quant au progrès économique, il n’y a pas à chercher longtemps pour voir que l’accroissement de l’activité économique ne correspond à aucun accroissement de la justice ou de la qualité de la vie dans les sociétés (c’est difficile de croire que cela ne soit pas évident à tous, d’ailleurs).

Dans les arts, la situation est intéressante… Y a-t-il un progrès artistique? Au cours de l’histoire occidentale (je ne connais pas assez les arts arabes, chinois, indiens, etc., pour me prononcer pour les autres cultures), on a vu de réelles innovations, comme la polyphonie et le système tonal en musique, la perspective en peinture, ou l’invention du cinéma. Mais difficile de parler de progrès, au vu des niveaux de perfection expressive qui étaient déjà atteints lorsque ces inventions ont été faites. Ces inventions, en effet, n’ont pas permis aux humains d’atteindre des niveaux supérieurs d’expressivité : elles ont simplement reflété de nouvelles façons de voir le monde dans la culture générale.

Quant au progrès scientifique, (on va me siffler, ici, je le sens) tout ce que la science a compris de nouveau sur la nature de la Nature depuis les Lumières n’a toujours pas contrebalancé tous les savoirs qu’elle a mis de côté et oubliés sur cette même nature.

Pas vraiment de progrès économique, donc, pas de progrès technologique non plus, pas de progrès artistique, pas de progrès scientifique… Mais il y a quand même quelque chose qui change, il y a bien une évolution… Oui, je le crois: ce qui avance, dans la marche des millénaires de l’histoire de l’humanité, c’est la réflexivité. Nous réfléchissons. L’histoire de l’humanité est parsemée de moments importants où des prises de conscience ont été faites et où des outils de réflexion ont été inventés. Après le langage, dont le début se perd dans la nuit des temps, il y a eu l’écriture. Jung disait :

La découverte de l’écriture est pour moi le critère qui permet de dater l’éclosion d’une conscience responsable. Cette découverte représente un pas décisif dans l’évolution de la conscience humaine. Elle indique la naissance d’une conscience réflexive, et non simplement de la conscience. (C.G. Jung, Sur l’Interprétation des rêves, Albin Michel, 1998, p. 205)

Puis on inventa la philosophie, en de nombreux endroits du monde, entre -600 et -400 avant Jésus-Christ. (En effet, pendant ces deux siècles, ont vécu sur la terre Lao-Tseu, Confucius, Bouddha, Pythagore, Zarathoustra, Socrate, Thucydide, Parmenide, Heraclite… Ce fut le siècle de Périclès, un siècle de grandes inventions et réformes politiques et c’est aussi à cette époque que furent composés les premiers textes des Upanishads. Voir entre autre le concept de « période axiale », de Karl Jaspers).

Et ainsi de suite… Au cours des quinze derniers siècles, une longue suite de penseurs, philosophes, mystiques, théologiens, qui écrivent, se traduisent et se lisent les uns les autres. Encore récemment, dans les années 1960, une période de renversement de nos représentations de l’humain, une déconstruction phénoménale de toutes nos idées dominantes, autant en art qu’en sociologie. Je n’entrerai pas dans les détails d’une histoire des idées : un grand nombre de professeurs d’histoire et de philosophie pourraient vous en proposer les grandes lignes mieux que moi. Que chacun de ces professeurs nous raconte une histoire différente n’est pas un problème, car justement mon propos est que ce qui importe, c’est que nous réfléchissons, à l’histoire dans ce cas ci, que nous réfléchissons de plus en plus à ce que nous faisons. Nous ne pensons plus que les choses sont comme elles sont : conscients que des tonnes de théories différentes ont été élaborées par des générations de penseurs sérieux et appliqués qui ne pouvaient pas tous avoir tort, nous sommes désormais conscients de la multiplicité des points de vue. Nous avons inventé et affiné l’approche phénoménologique, l’approche systémique, la complexité, la transdisciplinarité, la psychanalyse, l’histoire de l’art et justement… l’histoire des idées.

Je ne suis pas certaine que notre conception actuelle de la science, de la philosophie, de la vie humaine, de la société, soit plus « vraie » que les conceptions plus anciennes, mais je crois que nous en savons plus long aujourd’hui sur la nature de la connaissance, sur le passé, sur les autres cultures, sur les théories scientifiques en tant que telles et sur le fait qu’elles ne sont, justement, que des théories. La nature humaine ne semble pas avoir changé, mais nous en savons plus long, beaucoup plus long, sur elle. Et sur chacun de nous-mêmes.

C’est de conscience qu’il s’agit. Par exemple, dans ma propre expérience, où je réfléchis sur le processus créateur, je suis encore fort éloignée de ce que je voudrais avoir vu, mais je suis consciente d’une chose tout-à-fait extraordinaire : je suis capable de réfléchir à l’expérience artistique plus profondément et avec plus de clarté qu’aucune génération précédente, et ce à cause de tout ce qui a été dit, tout ce que j’ai lu, et tout ce qui s’est produit dans les arts et la philosophie depuis quelques décennies. La pensée change (et ne s’améliore peut-être pas), mais la conscience grandit.

A lire également

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *