Ce difficile « passage à l’acte » de création
Une ébauche de conversation avec Suzanne et Aurélie, l’été dernier, m’est restée longtemps dans la tête. Aurélie est écrivaine, Suzanne artiste en communauté. Nous parlions de ces inhibitions ou de ces peurs qui nous empêchent de réaliser nos projets créateurs : pourquoi le « passage à l’acte », comme dit Sylvie Cotton, est-il si difficile, si laborieux? Toutes les idées que nous ne matérialisons pas, toutes les impulsions laissées en suspens, et nous voudrions pourtant créer davantage. Nous avons commencé par dire comme il est important de s’investir dans la création sans s’inquiéter du résultat. Quelqu’une a fait remarquer que parfois, nous pouvions avoir plus envie d’avoir écrit —ou créé—, que de vivre le processus de création lui-même. On le sait pourtant, il faut écrire pour soi d’abord, vivre le processus créateur pour lui-même, pour l’expérience qu’il est… sans préjuger du résultat. Nous avons alors parlé de cette tendance à intérioriser la réaction future des lecteurs/spectateurs, qui prennent si facilement dans notre esprit le visage de démons censeurs que nous portons en nous. Du coup, nous évitons certains chemins risqués, évitement qui inhibe l’inspiration.
Très bien, c’est vrai, les peurs et les désirs de l’ego entravent la création. Peur du jugement des autres, désir de reconnaissance : certes l’ego occidental est un handicapé de l’imagination et du bonheur. Notre besoin d’approbation peut même nous entraîner dans des directions contraires à nos aspirations plus profondes. Nous nous enchaînons nous-mêmes, avec nos besoins affectifs, nos idées reçues et notre peur du rejet.
Mais il n’y a pas que cette névrose qui nous empêche d’être des artistes… Bien sûr, les crispations de l’ego peuvent entraver cette part de l’acte artistique qui est intuition pure, geste pur. Mais l’art —comme pratiquement tout, d’ailleurs— sollicite les deux hémisphères du cerveau en synergie, la déduction logique autant que l’imagerie symbolique ou la pensée spatiale, autant la faculté d’analyse que la faculté de synthèse, autant l’intellect que les émotions, autant la réflexion que l’intuition. Chaque médium et chaque projet implique un équilibre et un dosage particulier des différentes facultés de l’être (facultés du cerveau, du cœur et du corps) : certaines demandent un processus intuitif plus soutenu, d’autres sont comme un long problème d’ingénierie après une intuition de départ fulgurante, certains exigent continuellement d’improviser, alors que d’autres encore doivent être complètement planifiés d’avance. Il ne faut pas seulement « se laisser aller », il faut aussi « se regarder aller » dans le processus créateur, car la création d’une œuvre requiert un nombre incalculable de décisions conscientes et une évaluation constante de la progression des opérations.
Ça serait donc un peu simpliste de dire qu’il suffit de « s’abandonner au plaisir de la création ». Dans cette conversation avec Suzanne et Aurélie, je me suis mise à penser à ces sessions de yoga ou de méditation que je remets sans cesse à plus tard, tout en sachant qu’elles me feraient le plus grand bien. Là aussi, il y a un problème de « passage à l’acte »… Est-ce simplement un manque de discipline, un manque de volonté? Beaucoup de gens n’ont aucune difficulté à pratiquer ces disciplines ; ils s’amusent, ils sont constants dans leur pratique. Je connais aussi des artistes et des écrivains pour qui la création est une telle compulsion qu’ils ne manquent jamais une journée ou une occasion. Chez moi il y a les deux : par moments, je travaille de façon fluide, à d’autres moments me lever et aller dans le studio est comme une épreuve surhumaine.
C’est cela qui m’a fait réfléchir à l’existence d’une couche plus profonde dans la création artistique, une couche qui — lorsqu’on l’atteint (car on n’y touche pas toujours) — pose une difficulté additionnelle.
La création artistique requiert en effet de convoquer une intention et de centrer l’attention dans une création de sens, ce qui exige une grande concentration d’énergie psychique. Il s’agit de rendre signifiant une portion de temps, d’espace et de matière, dont on altère la forme ou le contexte. Cet effort amène un surcroît d’être et de sens —donc une augmentation de cette énergie psychique. C’est un réel effort de l’esprit et de la psyché, effort qui mobilise les facultés de cœur, de l’intellect et de l’imaginaire, dans un processus d’équilibriste entre le lâcher-prise et la détermination… cet exercice est exigeant. La création d’une réalité augmentée, voilà un exercice éprouvant— au sens chamanique du mot « épreuve ». Je crois que c’est souvent devant cet accroissement que nous reculons, malgré le plaisir pur d’une activité autotélique. S’il n’est question que d’avoir des idées inventives et l’habileté technique pour les mettre en œuvre, alors c’est facile : créer est comme un jeu, comme bricoler, comme fabriquer.
Mais lorsqu’on cherche à faire plus que cela : faire naître quelque chose de tout autre —quelque chose de vivant, de signifiant, de « parlant »—, le sortir du temps et de la matière, ça ne vient pas tout seul. Même un ego pacifié y trouverait une épreuve : confronter la vision dans l’atelier, se casser la tête sur la matière et la forme, se sentir entraîné dans ce plus être. Faire surgir l’être de la matière inerte et de l’espace vide : lui donner un véhicule, une matérialité dans le monde. Lorsque l’imaginaire devient l’imaginal, le philosophal…
Ce qui fait défaut à la plupart d’entre nous pour être des artistes, ce n’est pas l’émotion originelle, pas plus que la simple adresse technique requise pour l’exécution. C’est la capacité d’adapter une idée et une émotion vagues à un véhicule précis. / J. Dewey (L’art comme expérience, Gallimard, 2010, p. 142)
Autrement dit l’inspiration et l’habileté ne suffisent pas. Si pour certains, le manque d’inspiration est un problème, des difficultés plus grandes se dressent encore, une fois qu’on est inspiré. Les monstres de l’ego seront l’embûche suivante, mais d’autres épreuves de création viennent ensuite, et sont d’un autre ordre : l’ordre de l’être, l’ordre de l’esprit. Et rendu là, c’est une sorte d’engourdissement qui nous gagne. C’est la lourdeur, la densité de l’incarnation qui nous empêche de nous lever et d’écrire, de composer, de travailler —autrement dit (dit simplement), de nous élever et de passer à un autre niveau d’être.