Autotélisme (2e partie) : la maîtrise de l’expérience intérieure

Je continue ici sur le concept d’autotélisme que j’ai présenté le mois dernier. Autos = soi-même, telos = but : « qui est sa propre finalité ». Le terme a été repris par le psychologue Csikszentmihalyi dans le cadre de ses recherches sur le bonheur. Avec ce concept, on parle de choses et d’activités qui ont une valeur en soi, indépendante de leur valeur économique — c’est-à-dire indépendante de leur potentiel de produire un effet désirable, de s’inscrire dans le grand marché des échanges économiques ou de générer un profit ou une quelconque plus-value. De cette manière, le concept d’autotélisme s’oppose à l’instrumentalisation (« fait de considérer une personne ou une chose comme un instrument ») et notamment à cette tendance du capital à vouloir tout récupérer à son profit, les choses, les événements et les personnes, à faire que tout ait une valeur commerciale. Aujourd’hui, politiques et médias obéissent sans broncher à cette loi économique en déclinant la valeur des projets culturels en terme de « retombées économiques », c’est-à-dire combien d’argent des personnes et des entreprises vont-elles pouvoir faire en lien avec le projet ou l’événement : combien les participants ou les spectateurs vont-ils dépenser d’argent autour de cet événement, combien de visiteurs vont occuper combien de chambres d’hôtel, combien de repas de restaurants, de souvenirs achetés dans les boutiques, quel équivalent en coûts de publicité des commentaires et articles qui rapporteront l’événement, etc.

Cette manière de mesurer la valeur des choses me provoque un malaise existentiel très particulier. Ne peut-on s’investir dans une activité simplement parce que nous sommes portés à le faire, parce que nous sommes habiles à la faire, parce que ça nous divertit, nous intéresse, nous occupe? Ne peut-on réaliser un projet que pour le sens qu’il porte, pour le plaisir de le faire, ou simplement parce que nous l’avons imaginé? Ne peut-on travailler que parce que nous avons envie ou besoin de faire quelque chose?

Disons oui à ces questions, pour voir. Cela a soudain de grandes implications sociologiques et politiques. En réalité, ce mot pourtant si rare dans la langue française désigne un grand pouvoir de résistance contre l’exploitation financière et la logique capitaliste. Un mot qui, pourtant, parle de quelque chose qui se passe entre soi et sa conscience, quelque chose de très intime. Un mot qui parle de l’esprit, cet élément irréductible, le plus difficile à enchaîner ou à détruire d’entre tous les éléments.

Dans son Histoire sociale de l’art et de la littérature (PUF, 2004), Arnold Hauser — en bon marxiste — explique tout le développement de l’art par l’évolution des techniques, des formes sociales et des circonstances économiques. Lui n’envisage aucune forme d’autotélisme à l’œuvre dans le développement des arts : ceux-ci ne sont que le reflet, ou la conséquence, de la stratification de la société en classes sociales et de l’avancement des techniques. Tout au plus les arts, par l’intérêt qu’on leur porte, pourraient-ils être un facteur de développement des techniques. Mais si Hauser (et la pensée marxiste en général) lie l’évolution de l’art à l’évolution d’autres aspects de la civilisation, comme les techniques, l’organisation sociale, l’architecture, les échanges économiques, etc. — et en cela, je ne dis pas qu’il a tort —, il ne pose pas la question première de l’évolution de la civilisation : en effet, si on reste avec l’idée du développement des techniques ou des formes sociales, alors il faudrait demander : pourquoi l’humain a-t-il évolué, tout simplement? Je ne veux pas dire « comment les humains sont arrivés sur terre à partir des primates », mais bien « pourquoi, une fois qu’elle existe, l’espèce humaine a-t-elle constamment continué d’évoluer, techniquement et socialement? » (Et ce, au point d’en venir, plusieurs fois dans l’histoire, à menacer sa survie écologique!) Aucune autre espèce animale n’a évolué de cette manière… pourquoi nous? Qu’y avait-il au départ dans notre psyché naissante pour que nous évoluions sans cesse? Contrairement aux autres espèces, l’humanité n’a pas cherché l’équilibre écosystémique, elle l’a au contraire à chaque fois compromis pour créer de nouvelles formes, de nouveaux modes de société, d’interaction, etc.

D’où nous vient cette compulsion à créer, à faire, à réfléchir, à imaginer, à innover, qui à la longue a généré tout ce que nous avons construit, autant dans le visible et le réel (les outils autant que les champs et les villes) que dans l’intangible (la musique autant que la philosophie)? Remarquons d’abord que cette compulsion est ce que le mot « autotélisme » peut désigner. Oh, on me dira que les humains créent beaucoup de choses pour le profit, tellement que tout le système est malade de surproduction et de gaspillage. Mais disons pour l’instant qu’il s’agit d’une dérive. Disons que c’est justement ce qui arrive lorsque le désir de profit et de richesse récupère (instrumentalise !) le pouvoir de création autotélique.

Ce que je tente de mettre en lumière, c’est que la fabrication d’objets, la création d’œuvres d’art, l’élaboration de fêtes, de cérémonies et d’événements, ou tout simplement l’activité spécialisée en tant que telle, sont antérieures aux systèmes d’échanges économiques et on ne peut pas expliquer les premiers par les seconds. Si les humains se sont mis à travailler, ce n’était pas d’abord pour faire du profit avec leur activité : ils n’étaient pas obligés d’inventer la poterie ou l’écriture. Et encore moins d’inventer de belles poteries, toujours plus élaborées, ou d’inventer la littérature et la science. Une immense — mais immense !  — partie des activités humaines ne sont pas liées à la survie. Chez les chasseurs-cueilleurs, par exemple, lorsque tout allait bien (climat favorable, écosystème équilibré), les activités liées à la survie ne prenaient pas, loin de là, tout le temps des humains. Il restait de nombreuses heures dans la journée, de nombreuses journées à peu près libres dans l’année. Ce qui est remarquable, c’est que ces heures libres aient été employées à la créativité.

Imaginer les humains archaïques dans leurs temps libres me fait penser à comment moi (classe moyenne, éduquée, 2011, Amérique du nord), j’occupe mon temps. Je regarde tous les jeux dont je dispose : instruments de musique, ordinateurs avec logiciels de création, atelier rempli de matériel d’art (aquarelle, encre, papiers, etc.), une grande bibliothèque, une grande discothèque, un accès instantané et quasi illimité à l’Internet et aux médias. Je peux aussi cuisiner, jardiner, me promener, voyager, voir des films, des expositions, passer la soirée avec des amis… et j’en oublie certainement.

Et Homo Archaicus, lui… que faisait-il de son temps libre?

En posant cette question, je ne suis plus à un niveau social ou économique, mais dans une problématique concernant l’être-au-monde, l’expérience intérieure. Homo archaicus faisait de ses temps libres la même chose que moi : il cherchait d’abord à passer le temps. Un problème d’ennui? J’observe le chat passer des heures à être un chat : il ne s’ennuie pas — ou du moins, il ne semble pas avoir de stratégies spéciales pour se désennuyer. Pourtant, avec la nourriture gratuite, l’hébergement et la sécurité, il n’a plus rien à faire.

Ce que je dis, c’est que si la survie a certainement été un moteur important d’activité et de progrès technique dans l’évolution de l’humanité, ce n’était pas, loin de là, notre seul défi. Un autre grand défi a été notre psyché elle-même. Lorsque notre esprit conscient est oisif, il s’emballe, il tourne tout seul et devient chaotique (on n’a qu’à essayer la méditation pour le constater). Nous devons apprendre à maîtriser nos pensées, à canaliser le flux de l’activité cérébrale, à organiser le contenu de notre esprit, à centrer notre attention. Du jeu d’osselets au jeu d’échecs, de la flute en bambou au Korg Kronos, des contes autour du feu à YouTube, on ne peut pas tout expliquer par le besoin de survie ou le développement économique. L’humain a besoin de concentrer le flux de son activité neuronale à travers un programme ordonné d’actions : cela semble aussi nécessaire à la santé mentale que l’hygiène élémentaire à la santé du corps. Que ce soit de s’appliquer à résoudre un problème mathématique, d’écouter une histoire, ou de fabriquer un panier, notre cerveau aime suivre une série ordonnée de pensées ou de gestes. Et si le programme ordonné d’actions a en plus le pouvoir de donner du sens à la vie et au monde, on est alors dans les arts et la culture, et alors il y a une réelle augmentation de l’intensité et de la qualité de l’expérience intérieure.

Pour le psychologue Csikszentmihalyi, qui est celui qui a récemment parlé d’autotélisme dans le cadre de ses recherches sur le bonheur, « Maîtriser son expérience intérieure, c’est devenir capable de choisir la qualité de ce que l’on veut vivre. Si ce n’est pas le bonheur, cela y ressemble. »

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