Éloge des artistes mineurs

« Je suis un artiste mineur », me déclarait joyeusement Mel Boyaner, lors d’une conversation à l’improviste en attendant le début d’un spectacle de danse. (C’était quand même il y a quelques années…) J’ai été séduite par cette idée : ce grand artiste dans les soixante-quinze ans, professeur retraité de l’université, qui a exposé à l’étranger, qui avait ce magnifique grand atelier sur la rue Saint-Denis, est encore un « artiste mineur »…! Il était pourtant grand à mes yeux, ce beau monsieur, avec ses œuvres d’une grande profondeur… Que voulait-il dire par là? Il a dit ça avec un brin de fierté, et une onde de reconnaissance et de complicité est passée entre nous. Dans cette idée, il y avait plus que l’acceptation que le fait de n’être pas un « grand artiste » n’a rien d’un échec, il y avait l’idée que cela pouvait être un choix, voire une bénédiction. Aujourd’hui, je pense que la bénédiction se comprend en termes de liberté intérieur. Lorsque l’artiste travaille sous le regard du public et des collectionneurs, il/elle est un producteur. Il/elle a un agent et son atelier est une PME. Lorsqu’on travaille seul, face à soi-même, on est un simple chercheur.

Qu’est-ce qu’un « grand artiste »? Réponse sociologique : c’est un artiste qui influence le cours de l’histoire de l’art et dont les œuvres figurent dans les anthologies — quelqu’un dont le nom reste pour plus qu’une génération ou deux. Ces artistes sont aussi ceux que l’imaginaire collectif a retenus comme icônes de l’art et ceux que l’on enseigne dans les facultés d’art, du fait, justement, qu’ils sont dans les anthologies et que leur œuvre a été analysée. Mais le « monde de l’art » est un monde! Ses espaces sont grouillants et diversifiés comme une ville, avec une infinité de sous-cultures et de milieux divers. Les grands personnages y sont rares : j’ai dû en rencontrer quatre ou cinq dans ma vie, et je n’en ai fréquenté aucun. Ce sont plutôt ces « artistes mineurs » qui ont été mes amies et mes amis, qui m’ont enseigné à l’université et à qui j’ai moi-même enseigné. Et ce sont eux qui sont dans mon esprit lorsque j’écris sur l’expérience artistique : des artistes sérieux, intelligents dans leur art, experts et qualifiés, géniaux par moments, mais inconnus du public et gagnant l’essentiel de leurs revenus dans des activités connexes à l’art ou carrément autres que la production artistique.

Le terme « mineur » est un peu provocateur – c’était d’ailleurs cet esprit de provocation en sous-texte qui rendait l’affirmation de Mel si délicieuse. Il s’oppose à « grand artiste », évidemment, mais il veut aussi sourire à ce complexe qui fait que lorsque nous doutons de nous-mêmes, nous aimons dire de nous que nous sommes des artistes « professionnels »… un mot qui nomme peut-être une réalité, mais que j’ai toujours trouvé un peu couard, un peu récupérateur : depuis quand pense-t-on à l’art comme une « profession »? (Peut-être depuis qu’on mesure les événements artistiques en termes de « retombées économiques »…?) Je préférerais « métier », personnellement. Mais disons qu’un « artiste professionnel » est une personne, comme moi, comme Mel, qui gagne sa vie dans le monde de l’art : faire quelques profits avec sa production, mais surtout enseigner, diriger une galerie ou un centre autogéré, faire des projets en communauté, être subventionné ici et là, écrire sur l’art, et autres activités « professionnelles » du genre. Il n’y aurait donc pas beaucoup de différence entre un « artiste mineur » et un artiste professionnel, et ça serait une différence extrinsèque à la pratique artistique : si on gagne sa vie dans le monde de l’art ou dans un autre domaine. Sur le plan qualitatif, par contre, déterminer qui est un artiste (professionnel, grand, mineur, ou autre) est une affaire plus difficile. Ça devient une question de conscience personnelle, une affaire d’engagement, de rigueur, d’exigence, etc.

Il y a quelque temps déjà que je pense à commenter le livre de Sarah Thornton, « Seven Days in the Art World » (New York: W.W. Norton & Co., 2008). Il existe en version française aussi, aux Éditions Autrement (http://www.autrement.com/auteurs.php?aut=2862609798). C’est un livre marrant à plusieurs égards, mais sérieux en même temps. Thornton a fait un remarquable travail d’ethnologie, avec le « monde de l’art » visuel comme terrain, et ce, au plus haut niveau : les grandes galeries et collections, les ventes aux enchères chez Sotheby’s et Christie’s, les foires internationales d’art contemporain, et ainsi de suite, c’est-à-dire les lieux où l’art contemporain se joue. C’est un monde, une sous-culture absolument fascinante! Mais ce n’est pas par intérêt pour ce monde lui-même que je recommanderais ce livre, c’est plutôt pour prendre la mesure de tout ce qui n’appartient pas à ce monde. La fameuse « tour d’ivoire » de l’art contemporain est bien rétrécie : presque tout le monde en est exclu !

La même chose m’était apparue dans le monde de la musique quand j’étais à l’université : ce qu’on appelait la « musique contemporaine » à l’époque se résumait à une poignée de compositeurs et d’instrumentistes : même si c’était cela qu’on nous enseignait, la plupart des musiciens, mes camarades, ne travailleraient jamais dans ce micro monde. Nous allions plutôt travailler dans l’industrie musicale, ou l’industrie cinématographique, ou la publicité, ou l’enseignement…

Ce n’est pas la gloire, devenir célèbre, une aspiration à la reconnaissance ou à changer le cours de l’histoire de l’art qui nous anime, c’est le métier lui-même. C’était, je crois, le sens de la remarque de Mel. Être un « artiste mineur » signifie une vie d’art, une vie choisie, une vie riche, pleine de sens, de culture et d’imagination ; c’est choisir l’expérience vécue de la création plutôt que de se préoccuper de produire des œuvres au destin économique ou sociologique brillant.

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