Un lieu de soi inconstruit

J’écrivais sur le « difficile passage à l’acte » en décembre, mais ce n’était que quelques pensées sur un immense sujet. Le sujet — je pourrais même dire « le problème » — continue d’être à l’avant-plan dans mon travail cette année. Toutes sortes de circonstances semblent s’unir pour remettre le problème de l’action, de la mise en action, sur le dessus de mon bureau.

D’abord, il y a mon propre quotidien, rempli à ras-bords de mes multiples responsabilités de professeur, allant des affaires du département aux rencontres avec des étudiants, aux corrections de travaux de maîtrise, aux articles à écrire, et ainsi de suite en une liste interminable qui ne sait que s’allonger. Et les affaires personnelles, les courses, les affaires de la maison… Il n’y a pas de trous dans cette longue suite, il faut les creuser — c’est-à-dire pousser les responsabilités sur le côté pour insérer un espace libre. Si cela est déjà un défi en soi, la qualité de l’espace ainsi libéré est un autre niveau de défi : il est tentant d’insérer cet espace dans un temps de repos, une fois tout le reste accompli, tentant de prendre sur les temps de loisirs autrement dit, mais c’est toujours un mauvais calcul.

Et il y a les étudiants, qui m’amènent à réfléchir aux formes de la créativité… Notamment des étudiants qui ne sont pas dans une démarche artistique, mais plutôt en formation pour devenir intervenants. Ils demandent comment se motiver face à la création ; pourquoi on remet à plus tard ces projets qui nous tiennent très à cœur, pourquoi c’est tellement plus difficile quand on est seul dans notre projet (je trouve d’ailleurs cette dernière question très intéressante)… Qu’est-ce qui empêche S. de danser, ou D. de se consacrer à son piano, alors que ne pas le faire leur cause un tel chagrin? Je ne pense pas que ce soit seulement la peur du jugement ou de l’échec… Encore moins la paresse.

Une jeune étudiante, qui a fait des études en arts plastiques avant de venir en psychosociologie, me demandait cette semaine : « qu’est-ce qu’un artiste? » Ce n’était pas l’impossible version existentielle et philosophique de cette question qu’elle posait, mais une question simple : « suis-je toujours une artiste, même si je ne crée plus régulièrement? » Cela nous a mené à cette notion de « pratique », c’est-à-dire d’une continuité dans l’engagement artistique… une notion centrale. (Certains appellent ça « démarche »… je vois une différence entre les deux, mais il faudrait en discuter plus longuement. Dans la conversation dont je parle, on aurait presqu’aussi bien pu dire « démarche ».) À ceux qui pensent que faire de l’art, c’est faire des œuvres — une œuvre, puis une autre, puis encore une autre — nous répondions en montrant le lien entre les œuvres, cette « grande œuvre » qui se construit d’une œuvre à l’autre. Comme si les œuvres individuelles étaient des pierres et la pratique était le sentier. Comme si une œuvre individuelle était un pas, alors que la pratique est le voyage. (Et dans cette métaphore, la démarche est alors la direction — qui peut rester constante ou changer plusieurs fois au cours du voyage.)

Beaucoup de gens sont créatifs et capables de créer des œuvres. Ils le feront pour toutes sortes de raisons : on peut écrire un poème pour un ami, pour un chagrin ; on peut écrire une chanson avec des copains ; on peut monter une pièce de théâtre dans un contexte de militance; faire une aquarelle pour l’anniversaire de quelqu’un, et ainsi de suite… Il y a mille et une raisons de faire une ou des œuvres. Mais avoir une pratique de création, c’est totalement autre chose : c’est avoir une raison plus grande qui nous demande de créer régulièrement. C’est être sur une route, être en quête et savoir qu’on ne s’arrêtera jamais. C’est chercher à travers la matière, le sens et la forme, chercher des mondes de sens nouveaux et des révélations inattendues. C’est vouloir voyager dans un monde artistique, c’est vouloir être dans l’art. C’est ne pas vouloir se contenter de notre quotidien, de ce qui se présente du dehors, c’est répondre à une urgence constante qui vient de l’intérieur.

L’étudiante m’a répondu que les voyageurs en quête étaient nombreux en dehors des arts : les chercheurs spirituels, les gens en psychanalyse, les gens dans la croissance personnelle… Autant de voyageurs devant l’éternel. Est-ce la même chose? Bien sûr que non, mais comment l’expliquer?

À force d’y réfléchir, je reviens constamment à ma piste de décembre dernier, celle du « plus être », de l’agrandissement intérieur. Je comprends que l’art et la création nous « tirent vers le haut », ou encore nous « appellent de l’intérieur » – et souvent, notre être ordinaire préférerait rester où il est, tranquille. Comme s’il y avait un lieu de nous qui n’est pas encore ouvert, pas encore éclairé ou pas encore déployé, et que c’est absolument difficile d’y aller volontairement… J’ai cherché quelque chose que j’avais lu sur Sri Aurobindo, concernant la conscience, qui est relié mon intuition: ce qui nous empêche, dans la création, c’est la résistance de la matière à sa spiritualisation, ou la résistance à rejoindre (volontairement) un lieu intérieur d’agrandissement. Comme si une inspiration pour un projet, c’est une convocation à nous déplacer dans un lieu de nous qui est inconstruit. Lorsqu’une idée de création s’impose et que nous avançons dans sa réalisation, nous avançons effectivement vers un possible de nous, une partie de soi qui n’est pas encore développée, un déploiement dans un espace « non encore construit » de notre psyché.

Je crois comprendre, alors, pourquoi cela est à la fois si effrayant et si exaltant. Pourquoi nous hésitons tant, alors que nous avons tant à en retirer.

Satprem. Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience. Paris : Buchet/Chastel, 2003.

 

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