Les marches performatives dans ma recherche de création

Natasha Durand est une artiste en arts visuels qui vit sur la Côte-Nord, au Québec. Sa pratique utilise le dessin, l’installation, l’action filmée et la performance. Elle se situe à proximité du corps et des expériences vécues, de même qu’elle favorise une interactivité intimiste.

« Ma recherche constitue des échanges sur le vif et des traces d’examens attentifs qui adviennent en atelier, lors de déambulations dans la nature et de rencontres avec autrui – entretiens, accompagnement, coexistence. L’idée de trace dans mon travail se traduit surtout par des dessins et des vidéos d’autoreprésentation que je déploie en exposition ».

Pratique

Les marches performatives sont des actions dans la nature. Elles visent à développer l’expérience sensorielle, la disponibilité et la réception de la personne par rapport au milieu où elle se trouve. Elles visent aussi à transformer une activité du quotidien en expérience esthétique.

Ces marches s’effectuent sur des distances et des durées précises habituellement sur des sentiers forestiers ou en bord de mer. Elles peuvent intégrer des postures ou des accessoires handicapants, de la spontanéité, de l’introspection ainsi que des mouvements ralentis. Par exemple, sur une plage pendant plusieurs minutes on chemine les yeux fermés, on fait marche arrière, on porte une branche d’arbre sur la tête ou l’on rampe par terre. Ces contraintes forcent le marcheur-performeur à déployer attention et précaution ainsi que d’autres stratégies comme l’amplification de son souffle. De plus, il peut observer sans jugement ce qui se passe pendant et après le processus.

Je crois que les marches performatives sont le fruit de mes séjours dans la nature et de mon goût pour l’art action. De façon inattendue, elles sont apparues dans ma recherche de création alors que je devais la suspendre.

Dehors

Je me plais depuis l’enfance à me retrouver dans le paysage pour me promener, observer, dessiner et créer des mini-installations que je prends en photographie. Plus récemment, au cours de ma maîtrise en art (2010-2013), je me suis mise à fréquenter ce milieu dans l’intention d’emmagasiner son énergie puis de la transporter en atelier. Voici un extrait de mon journal.

Une fois par semaine, je me réserve un moment en forêt ou sur le bord de la mer pour être à l’écoute du milieu dans lequel je me trouve. À cette occasion, je m’ouvre davantage qu’à l’habitude aux odeurs nouvelles, à la lumière changeante, aux mouvements incessants de l’air et des marées. Je goûte à un sentiment d’unité. Ces déambulations sur des sites animés de vie me révèlent à ma propre vivacité créative. J’explore des présences minérales et végétales dans la nature que je palpe du pied, de la tête, de la main. J’expérimente diverses façons de me déplacer… Je deviens le témoin de ce qui se passe à l’extérieur comme à l’intérieur de moi. Je vis, j’observe et je note.

Dans le contexte de mes études, la liberté que me procurait le grand air me manquait. Je devais conséquemment à mes responsabilités prolonger mes heures de travail à l’intérieur. Nous étions au printemps 2012, je produisais beaucoup de dessins, mais je voyais la fin de cette période arriver. À l’évidence, mon départ pour l’île d’Anticosti s’annonçait afin que j’y travaille comme guide-naturaliste sept jours sur sept durant deux mois consécutifs. Ce qui, je l’anticipais, ne me laisserait pas de temps pour la création. C’est donc en réaction à ces événements que je m’étais mise à passer le plus de temps possible dehors.

Voici un autre extrait de mon journal qui décrit l’une de mes expériences de marches performatives réalisées au cours d’une longue randonnée en solitaire dans le parc national du Fjord-du-Saguenay.

Je progresse très lentement sur le sentier tout en restant attentive aux textures de la surface de marche et au bruit de mes pas. Je chemine les yeux fermés puis je fais marche arrière parmi les racines qui recouvrent le sol. Je tente de rester sur le tracé tortueux du sentier. Je pose ensuite un morceau de bois en équilibre sur ma tête et je marche un long moment dans cette posture. Après, je remplis mes paumes de cônes d’épinette blanche trouvées en abondance sur le sol. J’essaie d’en retenir le plus possible. J’en pince un entre mes lèvres, un autre avec mon nez et ma lèvre supérieure et j’en place d’autres dans mes oreilles et mes narines. Ces pommes de pin maintenues précairement de toutes sortes de façons dictent les postures de mon corps et de mon esprit à travers mes déplacements : je contracte certains muscles et je ralentis mes mouvements. Je me pose de la même façon les questions suivantes… Comment passer entre les arbres avec un bois mort sur la tête? Ce port élargit l’espace que j’occupe et je risque de m’accrocher aux branches. Comment reculer sans trébucher? La surface de marche est irrégulière et je ne vois pas où je mets les pieds. J’observe de plus mes sensations lorsqu’après une éternité à déambuler affublée de fragments d’arbres je les retire : je sens encore leur présence et ma posture demeure la même bien qu’ils ne tiennent plus sur moi.

De retour à la création, après l’été sur Anticosti, je réalise des vidéos d’autoreprésentation sur les sites où les marches performatives ont été initiées.

Archivage

Dans le contexte du filmage, mes essais dans le paysage deviennent des performances pour la caméra. Je demeure consciente du dispositif documentaire et me montre soucieuse du résultat. J’ai en tête de ratisser moins large en me concentrant sur des canevas rudimentaires d’actions. L’expérimentation d’une certaine nouveauté se trouve désormais dans le détail : celui des mouvements minuscules, des pauses entre les gestes et plus généralement, de l’examen attentif du climat des lieux qui change d’instant en instant. Bien sûr, je dois tenir compte de l’image : choisir un arrière-plan, filmer lorsque la lumière naturelle est adéquate, opter pour des accessoires tels que des manchettes grises, une cagoule et un t-shirt blancs. Je peux laisser tourner la caméra pour ensuite couper au montage, mais filmer une action d’un bout à l’autre appelle en moi une délicieuse urgence.

Les actions filmées montrent des condensés des marches performatives. Sur la première vidéo, on me voit d’abord de dos en train d’installer doucement une branche morte en équilibre sur ma tête. Après, je fais un tour sur moi-même. Les images de la deuxième vidéo défilent à l’inverse. Je suis étendue sur le dos avec la cagoule et les manchettes et je remue ensuite en me déplaçant vers l’extrémité du sentier. Je retire enfin la cagoule. L’arrière de ma tête et mes cheveux apparaissent.

Je ne savais pas si quelqu’un pouvait comprendre la pertinence des marches performatives dans mon travail matérialisé depuis son début par le dessin. J’ai d’abord été embarrassée d’en montrer le résultat, mais on a trouvé que les vidéos s’appuyaient sur les mêmes fondements que ma production sur papier. Dans les deux cas, il y a un intérêt pour la vie organique et une esthétique dépouillée. De plus, lorsque je les présente côte à côte, les vidéos viennent adoucir l’austérité des dessins.

Marches performatives : un tour sur moi-même (2012)
Marches performatives : sur le dos (2012)

Par la suite, cette recherche en solitaire sur mon rapport à l’environnement s’est élargie sur un autre type de rencontre : la marche-performance participative.

Partage

Nous sommes à Baie-Saint-Paul au printemps 2014. L’amie Dorine s’est proposé de faire l’essai d’exercices de présence dans la nature inspirés de mes actions filmées (Marches performatives, 2012) présentées dans le cadre de l’exposition La Pratique des trajets (Centre des arts et de la culture, Saguenay, 2013). Nous marchons en silence vers Le Boisé du Quai sur le même trottoir puis de chaque côté de la rue Sainte-Anne et à nouveau sur le même trottoir. La présence de Dorine m’ouvre davantage que lorsque je suis seule à ce qui se passe. Juste après avoir commencé la marche, je me rends compte que je porte des jugements sur ce que nous sommes en train de faire. Je me concentre ensuite sur l’extérieur en observant les couleurs, les textures, la circulation urbaine, les personnes rencontrées que Dorine connaît et mes réactions aux échanges qu’elle entretient avec ces derniers. Je goûte également aux sensations liées au jeu entre la proximité et la distance avec Dorine. Je préfère à cet instant que nous soyons proches l’une de l’autre.

Nous arrivons au Boisée du Quai alors que s’enchaîne un nouvel exercice que nous réalisons une personne après l’autre en alternance. Tandis que l’une est en action, l’autre reste immobile à regarder ce qui se passe. La personne en action est donc présente à soi et à son environnement. Voici mon expérience de présence à l’autre.

Je suis assise à une table de pique-nique. Je vois Dorine en face de moi qui semble se concentrer. Je contemple sa présence devant le fleuve, L’Île-aux-Coudres et la rive sud du Saint-Laurent. La lumière du jour est douillette. Elle révèle toutes les couleurs : les bleus marins, les accents vifs des vêtements de plein air et le noir du mascara. Je bois la silhouette de la participante qui tranche net sur le fond froid. J’admire la pigmentation et les traits de son visage sous son bonnet de laine. Je touche des yeux la pointe de son nez et je sens l’air glacé qui peut-être la mord. Je la regarde bouger lentement de profil avec l’impression d’un hiéroglyphe animé. Je me rends compte qu’elle avance dans une direction puis dans une autre tout en demeurant à proximité de sa position de départ. J’aperçois par la suite des bourrelets de sable à ses pieds. Je sens ces derniers glisser en cherchant à s’appuyer sur le sol qu’elle laboure. Je suis ravie devant la beauté et la simplicité du tableau.

Regarder Dorine fait jaillir en moi l’intuition que je dois continuer dans cette veine.

La promenade quotidienne dans la nature est profondément enracinée dans mon histoire et elle habite ma pratique de création. J’ai envie d’y donner suite en questionnant les rapports entre les communautés humaines et leurs environnements. C’est pourquoi j’ai besoin de nouvelles collaborations.

Comment se passera la prochaine étape ?

 

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