Comment vais-je bien pouvoir convaincre des artistes ?
Comment vais-je bien pouvoir convaincre des artistes d’écrire sur leur expérience d’atelier, leur expérience artistique? N’avons-nous pas tous été socialisés dans l’idée que l’art et la prose ne vont pas ensemble? On entend même que l’écriture et la verbalisation pourraient tuer l’inspiration…
J’essaie de me souvenir si j’ai déjà cru cela. Il me semble que non. Mais peut-être à cause d’un fond superstitieux, j’ai préféré ne pas prendre de chance au début. D’ailleurs, lorsque j’ai commencé à écrire sur l’art, j’ai eu des problèmes. Parfois, ce travail me passionnait tellement que je ne pouvais m’empêcher d’en parler… Et un jour, une artiste avec qui je collaborais sur un spectacle de théâtre m’avait déclaré d’un ton qui ne doutait de rien : « L’art, on en parle ou on en fait ! » Quoi, l’un exclut l’autre?
Je vous épargne les détails de notre association tumultueuse, mais disons que les circonstances ont fini par montrer que, comparé à la production de cette personne, la superstition ne s’est pas avérée. J’ai eu beau réfléchir sur l’art, je n’ai jamais arrêté d’en faire. Au contraire, ma réflexion a approfondi mon rapport à la création. Il est vrai que la théorie peut entraver le libre cours de l’inspiration si elle est approchée d’une façon prescriptive ; si au lieu de déployer des compréhensions de l’art, elle en prescrit des définitions et des modalités, ou si on intériorise des critères extérieurs. Il y a aussi que la production théorique ne fait pas appel aux mêmes facultés mentales que la production artistique et il est difficile d’exercer les deux en même temps. Mais cela ne signifie pas qu’on ne puisse faire les deux à des moments différents de la vie créatrice.
De toute façon, il n’est pas question ici de production théorique. Il est question de récit… Le récit se veut phénoménologique, descriptif. Il veut passer en dessous de l’horizon théorique : il est anté-théorique, si on veut. Au lieu de dire, par exemple : « j’explore l’émotion passionnelle » (ou autre déclaration de ce genre), je dis « J’ai choisi cette pierre fine trouvée au Mont Albert l’année dernière … » Et ainsi de suite en racontant l’histoire, avec possiblement une photo de la pierre.
En plus d’être phénoménologique, le récit est intégrateur : il convoque toutes les dimensions d’une expérience unifiée. Dans L’art comme expérience, Dewey explique: « Quand on sépare des éléments (pensée, émotion, sensation, intention, pulsion) qui sont unis dans l’expérience, la théorie esthétique qui en résulte se condamne à être unidimensionnelle. » (P. 411-412) Mais le récit sincère et détaillé convoque les éléments à mesure de leur interaction et il en résulte la description d’un moment de vie.
Le récit demande l’introspection, la sincérité, la simplicité et finalement, la générosité. Il demande de suspendre son jugement et ses idées sur une situation pour la regarder (idéalement) sans a priori théorique ou interprétatif. Bien sûr, il faut avoir—ou être prêt à établir—une relation avec l’écrit. Il faut aussi un certain aplomb : il ne faut pas douter de soi, de ce qu’on a vécu, de ce qu’on va raconter. Car voilà le problème, le récit nous dévoile (mieux vaut l’immunité des idées).
Étrangement, nous hésitons à nous raconter. Une gêne, une retenue… quand ce n’est pas carrément la peur. Qu’on nous demande de raconter en public un moment de vie et automatiquement une sorte d’appréhension nous tombe dessus… De quoi avons-nous peur alors? Peur d’être vu? De décevoir, d’être jugé? D’exposer une imposture? Comparons-nous notre expérience (forcément ordinaire) à celle des héros de l’histoire de l’art, cette hagiographie destinée à nous édifier et nous intimider? Car objectivement, il n’y a pas vraiment de danger : nous divulguons spontanément des tonnes d’info autrement plus compromettantes qu’un récit d’enfance ou un moment de pratique—nom, adresse, numéro de téléphone, statut marital, curriculum vitae et tout le reste qu’on met sans sourciller sur Facebook. Mais un récit? Un moment de vie?
J’ai travaillé de nombreuses années avec des étudiants de cycles supérieurs, dans un système d’enseignement où on échangeait beaucoup de correspondance écrite. À la longue, je me suis lassée des déclarations d’intentions, des spéculations philosophiques, de ces « démarches » obscures, sans grand rapport avec la réalité vécue dans les moments de l’œuvre. J’avoue même qu’il m’est arrivé de somnoler, mes trente pages dans la main.
Mais lorsqu’un étudiant me racontait une situation—que ce soit en atelier, en communauté ou en équipe—avec les détails de lieu, de temps… je ne me lassais jamais. Les dimensions théoriques sont invitées, elles aussi, mais elles se déploient d’autant mieux qu’elles sont ancrées dans les circonstances et les contextes, dans des lieux et des histoires, dans la réalité vécue.
Combien de fois ai-je écrit ces questions dans les marges : « Où? Quand? Quoi? Avec qui? Quel ressenti? » Je demandais des photos des personnes, des lieux, je voulais savoir le détail des opérations, comment les idées venaient, pourquoi telle idée plutôt que telle autre… C’est alors que j’ai réalisé qu’il était difficile de répondre à ces questions. Pourquoi? Je l’ignore encore, mais je voudrais le comprendre. Pourquoi hésiter à dire : « la soirée se passait dans une salle fermée de la petite bibliothèque municipale »? Ou « La première fois, je l’avais raté. Il a fallu que je refasse le dessin au moins trois fois ». Ou encore « Vous comprenez, au bout d’une semaine d’avoir travaillé comme ça tous les soirs, j’avais l’impression d’être dans une autre dimension… »
Qu’est-ce qui empêche de raconter? En plus de cette réticence apparemment naturelle, il y a aussi que notre expérience est souvent floue. Nous ne sommes pas toujours présents aux détails, à l’enchaînement des faits et des paroles. Nous ne savons pas toujours ce que nous sentons. Nous effaçons le film du fait vécu pour ne retenir que nos conclusions du moment—sans penser qu’un jour, nous pourrions vouloir tirer d’autres conclusions de ce même fait vécu, le voir autrement, en faire un autre montage.
Si cela ne nous vient pas facilement, c’est peut-être aussi que l’habileté de raconter n’est pas développée. Peut-être qu’on n’a jamais porté attention à l’importance des expériences vécues et qu’on a besoin d’expérimenter, de s’enseigner les uns les autres. Mon site est consacré à cette recherche.
Je trouve que beaucoup d’idées sur l’art sont empreintes de posture et de romantisme. La simplicité de l’œuvrement est infiniment poétique pourtant, avec ses errances, ses hasards heureux, ses aspirations mal maîtrisées, ses idées farfelues qui s’avèrent géniales, son héroïsme ordinaire, son extrême humanité. Le plus souvent on trouve autre chose que ce que l’on cherchait, on est aidé par le hasard. Tout cela, qu’on hésite à raconter, nous renseignerait pourtant davantage sur la nature de l’expérience artistique que la philosophie.
Êtes-vous superstitieux? Croyez-vous que si nous retournions au point zéro de nos idées sur l’art—c’est-à-dire l’expérience vécue—nous perderions notre génie?
Je pense pour ma part que cela nous ouvrirait une fenêtre nouvelle sur l’expérience artistique, ses nombreuses dimensions et significations—vécues et à vivre.