L’intuition de l’invisible
Il y a quelques années, j’ai été tellement frappée par une série d’affirmations dans un livre scientifique, que c’est tout le cours de ma pensée sur l’art qui en a été infléchi. C’était un livre sur l’histoire de l’écriture1, or je suis une passionnée d’histoire. Aussi, je suis captivée par les formes d’écriture : les alphabets, les différentes graphies, les systèmes symboliques, comme les cartographies et les calendriers (qui notent l’espace et le temps), de même que les symboles ésotériques et mathématiques. Alors voilà, je commençais tranquillement la lecture du premier chapitre, on était au néolithique, dans la région du Danube, et il y avait l’image d’un objet d’argile gravé de signes que l’auteur interprétait comme étant un calendrier. Un objet datant de bien avant l’invention de l’écriture :
Pour l’assyriologue Jean-Marie Durand, les hommes ont appris à lire avant d’apprendre à écrire. Un témoignage précoce de cette primauté de la lecture pourrait être trouvé dans un calendrier néolithique découvert en Bulgarie (…) Ce document n’est pas un texte au sens propre, puisqu’il ne note pas un discours, mais il engendre néanmoins une lecture et renvoie à une réalité extérieure.
Michaël Guichard2
Les humains auraient appris à lire avant d’apprendre à écrire ! J’ai trouvé cette affirmation absolument fascinante. Cela signifiait que le type d’attention et d’organisation mentale requis pour la lecture d’un texte, d’un schéma ou d’une image, sont des habiletés mentales antérieures à l’invention de l’écriture, puisque l’écriture présuppose la capacité de lecture. Le même Jean-Marie Durand écrit :
(A)u moins pour la Mésopotamie, il faut considérer l’activité de lecture comme ce qui a dû être la première pratiquée. À partir du moment où l’homme trouvait des significations dans le monde et posait l’existence d’une altérité, il se trouvait en fait constituer des textes dont il n’était pas l’auteur mais le lecteur.3
En somme, nous avons commencé par « lire » des significations dans les éléments autour de nous : les constellations, les os carbonisés, les dispositions fortuites de pierres ou autres objets. C’est seulement après, des millénaires plus tard, que nous avons inventé l’écriture, c’est-à-dire inversé le processus : inscrire un contenu personnel et le donner à lire.
Admettez avec moi qu’il n’y a rien d’évident dans le fait que les hommes les plus anciens, non encore environnés de culture, aient pu avoir cette « impression » qu’il y avait des sens contenus dans le monde autour d’eux. « L’homme trouvait des significations dans le monde et posait l’existence d’une altérité », dit l’assyriologue. Pour ces humains anciens, il y avait quelque chose à comprendre dans le monde, le monde était rempli de signes, et ces signes pouvaient être déchiffrés. Ce qui est remarquable, c’est que les agencements aient été perçus, d’abord comme des agencements (la faculté de gestalt) et ensuite comme signifiants.
Durand dit que pour « lire » de tels agencements, il fallait d’abord : 1) isoler un support (choisir les constellations, ou les pierres, ou les brindilles, ou les craquelures, ou n’importe quelle surface irrégulière, 2) identifier des symboles (c’est-à-dire repérer des formations itératives), 3) choisir un ordre de lecture, puis 4) créer des liens syntaxiques (entre les formes identifiées commes symboles)4. Autrement dit, pour pouvoir lire, il fallait savoir d’avance comment la lecture s’opérait — ce qui revient à dire que pour lire, il fallait savoir lire ! Il fallait avoir une notion de ce que pouvait être un texte avant d’en trouver un. Cette affirmation semble circulaire et absurde, à moins qu’on ne fasse l’hypothèse suivante : les humains anciens avaient conscience de l’inconnu, conscience d’ignorer quelque chose.
L’existence même des premières sépultures nous dit ceci : les humains avaient le sentiment qu’il y avait « autre chose », des forces ou des espaces, qui leur étaient invisibles… L’esprit préhistorique avait l’impression qu’il y avait quelque chose derrière le monde visible, et c’est ce à quoi il s’adressait en donnant une sépulture aux morts. Une sépulture signifie que le mort n’est pas mort, il est parti. Et toute la question est alors, « parti où »? Ce qui pose un ailleurs, un au-delà.
Ce monde invisible des morts, « au-delà » de la vie ordinaire, est une notion extraordinaire, quand on y pense. Elle est loin d’aller de soi, et loin d’être anodine. On explique souvent les mythes et les croyances en l’au-delà par un déficit d’explication : ne pouvant expliquer la cause de la foudre, l’esprit préhistorique fabriquait une fable, un dieu ou un démon — s’inventait une explication, autrement dit. Mais il y a une remarque importante à faire, ici : pour nous, les humains de la culture scientifique, « explication » est synonyme de « cause ». Nous avons l’impression de comprendre un phénomène lorsque nous sommes capables d’en identifier la cause physique (ce qui, admettons-le, n’explique rien du véritable « pourquoi »). Mais cette adéquation entre cause et explication est particulière à notre culture. Dans la plupart des cultures, à la plupart des époques, expliquer un phénomène naturel signifiait plutôt en comprendre le sens. Les fables et les mythes sont de mauvaises explications scientifiques, mais sont souvent de bonnes expositions du sens.
Ce qui est extraordinaire, c’est cette intuition qu’il y a « du sens ». Les humains anciens avaient l’impression de vivre dans un monde plein de sens, mais avaient aussi l’impression d’ignorer de quoi il s’agissait. Cette intuition implique une sorte de présence ouverte, un qui-vive, une oreille tendue, une attention tournée vers quelque chose venant d’ailleurs. C’est ce qui-vive tendu vers l’invisible qui est extraordinaire. C’est ce que j’appelle l’« intuition de l’invisible », et il m’arrive de penser que c’est l’événement le plus extraordinaire de l’univers.
Et puis éventuellement, ils ont senti que la connaissance était à leur portée. Ils avaient l’impression, et même la confiance, qu’il y a quelque chose à comprendre dans le monde, et pour comprendre, on pouvait examiner les formes du monde environnant. Les humains se sont mis à lire le monde comme s’il était un texte. Durand insiste sur la notion d’altérité : si le monde a quelque chose à dire, c’est que le monde est l’autre, et si je suis son lecteur, alors je suis « je ». Il dit : « À partir du moment où l’homme trouvait des significations dans le monde et posait l’existence d’une altérité, il se trouvait en fait constituer des textes dont il n’était pas l’auteur mais le lecteur ».
Dans la mesure où elles évoquaient, effectivement, une impression de compréhension, ces formes prenaient la valeur de « symboles » et de « signes ». C’est ainsi qu’en « lisant » des « textes » dont il n’était pas l’auteur mais qui lui semblaient néanmoins porteurs de sens, l’humain développait une faculté mentale particulière, celle-là même qui lui permettrait plus tard d’inventer l’écriture — ou devrait-on dire, celle-là même qui rendrait l’invention de l’écriture inévitable. Je dis inévitable, parce que peu importe lequel — de la conscience de soi et de l’autre, ou de la lecture des signes — est venu en premier, une fois qu’ils sont là tous les deux, même dans une forme primitive, on voit s’établir entre eux une relation de « causalité mutuelle », c’est à dire deux phénomènes qui s’augmentent l’un l’autre par un effet de rétroaction réciproque. Cela crée une intensification constante à la fois de la conscience de soi et de la perception du sens, et globalement de l’impression de compréhension. Une telle intensification ne peut continuer à l’infini sans que des niveaux d’organisation soient atteints : les « sens » perçus deviennent des textes, la conscience veut lire de façon plus délibérée, le monde devient de plus en plus signifiant, le « je » s’affermit et commence à vouloir écrire à son tour, invente l’écriture, ce qui le positionne comme auteur, et l’affermit davantage.
Est-ce le langage qui a créé une ouverture (à l’invisible, à la relation, à l’altérité) dans la psyché des humains anciens, ou cette ouverture était-elle une condition préalable à l’élaboration du langage ? L’intuition d’un invisible, qui va de pair avec l’impression d’ignorer, l’impression de sens, de quelque chose à comprendre, cet état d’intelligence dont je parle depuis le début, devaient-ils être là d’abord pour que le langage émerge, ou le langage a-t-il créé en nous ce sentiment d’un monde signifiant ? Quoi qu’il en soit, je pense qu’il faut voir que ce sentiment de sens est inscrit très profondément dans l’humanité, et que le développement de tous nos systèmes langagiers est tributaire d’une aspiration à accéder et à exprimer ce sens, à le réaliser. Et ce que je veux dire, aussi, c’est qu’avant d’être remplie par des sens, la psyché existe dans une forme de présence vibrant d’une aspiration — soit une aspiration au sens, soit une aspiration à l’altérité, car les deux sont inséparables dans la mesure où on ne voit pas l’autre comme autre si on ne le voit pas comme signifiant, comme reconnaissable.
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