Une œuvre est toujours l’œuvre de quelqu’un
J’aime bien Joseph Beuys (1921—1986), moi… Autant son imaginaire chamanique et alchimique, que sa vision incantatoire, éclatée et avant-gardiste de l’art. Je m’intéresse particulièrement à la façon dont sa vie et son œuvre sont inter-reliés. Bien sûr, il y a des liens entre la vie et l’œuvre de tous les artistes—comment pourrait-il en être autrement? —, mais dans le cas de Beuys, l’intégration va au-delà de la « vie », la « pensée » et l’« œuvre » : dans tout, de son enfance à sa participation au Parti Vert, en passant par les lièvres, les coyotes et l’Université Internationale, c’est l’artiste qu’on voit. Prises isolément, ses œuvres plastiques sont plus déroutantes qu’autre chose. On parle souvent de lui comme d’un chamane, et c’est peut-être de cette façon qu’il faut le comprendre : les objets et les performances quotidiennes d’un chamane ne se comprennent que dans l’ensemble de sa fonction ; et la Figure du chamane dépasse la personne individuelle autant que ses œuvres singulières, qui ne sont au fond que ses « faits et gestes ». Cela pourrait s’appliquer à Beuys. On peut comprendre son œuvre comme une sorte de « méta-art », au sens où en parlait Adrian Piper.
Plusieurs disent qu’on n’a pas besoin de savoir la vie d’un artiste pour comprendre son œuvre ; les détails biographiques, dit-on, sont du domaine des variétés. Il existe en effet une mentalité selon laquelle la biographie d’une personne (artiste, scientifique, philosophe, politicien, etc.) ne devrait pas colorer la lecture qu’on fait de son œuvre. Mais elle est bien fausse, cette idée. Bien sûr, les œuvres ont une valeur en propre, indépendamment de leur auteur. Il ne faut pas non plus faire d’équations simplistes à partir d’informations fragmentaires, d’anecdotes ou de rumeurs. Ce n’est pas de cela que je parle. Je parle de vivre l’œuvre comme une rencontre, de rencontrer son auteur. Souvent, lorsqu’on a aimé un film ou un livre, on se précipite sur Wikipédia pour en savoir plus. N’est-ce pas parce qu’on a envie de prolonger la rencontre, d’approfondir la relation qu’on a eue avec l’œuvre?
La notion de chef-d’œuvre—ou simplement la notion de qualité—est très liée au contexte de la création. Pour prendre un exemple extrême, prenons Lascaux… Voilà un de ces chefs-d’œuvre immémoriaux et éternels, réalisé par des auteurs à jamais anonymes ! Mais ne suffirait-il pas qu’on découvre aujourd’hui que ces parois ont été peintes au Moyen-âge pour que tout à coup, leur beauté infinie perde son éclat? Si on devait découvrir que ces grottes ne sont pas l’œuvre d’humains du paléolithique, elles cesseraient totalement de nous intéresser. Même si elles devaient dater de 5000 ans, on les trouverait déjà moins intéressantes! La beauté de Lascaux est profondément contextuelle. Elle a une partie intrinsèque : la complexité et l’unification du dessin, la chaleur des couleurs et l’aspect monumental des parois, tout cela reste une mesure de « beauté » qui ne changerait pas s’il fallait qu’on découvre qu’il s’agit d’un travail contemporain. Mais on ne s’y intéresserait pas longtemps : la plus grande partie de notre intérêt est liée au contexte. Car ce qui est édifiant, à Lascaux, c’est le fait que les humains préhistoriques faisaient ce type d’art, et que nous y ayons accès aujourd’hui. C’est cette rencontre, aussi inattendue qu’improbable, avec des artistes d’il y a 17000 ans nous étreint tant. En visitant Lascaux, on ne peut que s’interroger sur les auteurs, on ne peut s’empêcher d’essayer de se les imaginer. Comme disait Nietzsche, « Il faut deviner le peintre, pour comprendre l’œuvre ».
C’est la même situation avec l’armée en terre cuite de l’empereur chinois Qin Shi Huangdi. Encore une fois, on n’en connait pas les auteurs, mais les circonstances ont une importance de premier plan dans notre perception des statues et de leur beauté.
Et franchement, qui peut dire que le genre d’un ou d’une auteure ne fait vraiment aucune différence?
Ces remarques s’appliquent aussi aux « œuvres » de science. Si la biographie du scientifique ne confère (ou n’enlève) aucune valeur ajoutée à la véracité de la théorie, la manière dont la théorie a été élaborée en ajoute à sa pertinence. Le système de pensée et de valeurs personnelles et le contexte culturel (politique, idéologique et économique) qui ont nourri les intuitions du scientifique, influencent autant la valeur de la recherche que sa nature même. On ne peut plus penser que la science est neutre, objective, indépendante de la personnalité, des valeurs et des croyances des chercheurs—ou de ceux qui les financent. On peut vraiment demander pourquoi on a telle information sur telle chose, alors que des questions autrement importantes ne sont jamais posées—qui pourraient pourtant mettre nos théories actuelles en perspective, voire les invalider.
L’idée que la biographie de l’auteur n’a pas d’importance n’est qu’une idéologie. C’est toujours cette même idéologie qui sépare la matière de l’esprit, l’œuvre de son auteur, l’objet de son utilisation, les faits de leur signification. On aime l’idée que monsieur Untel peut être un grand savant même s’il est un criminel, mais cela ne tient pas la route. Faisons une petite expérience imaginaire, juste pour voir. Imaginez un grand laboratoire multidisciplinaire où ne seraient engagés que des savants passionnés de justice sociale, reconnus pour leurs valeurs morales et humanistes. Sur quoi pensez-vous que ces scientifiques plancheraient? Quelle sorte de recherches feraient-ils? Croyez-vous qu’ils plancheraient sur les applications industrielles des nanotechnologies ou du clonage? Sur une nouvelle génération de pesticides organochlorés? Ne serait-il pas plus logique de les voir travailler sur des choses comme des technologies agricoles durables, des techniques de restauration de l’environnement, des thérapies non invasives, des indicateurs économiques rendant compte du bien-être réel et de la sécurité (énergétique, alimentaire, environnementale, etc.) des populations?
Ceux qui tiennent à cette idéologie de la neutralité—les mêmes qui croient à l’objectivité—pourront certainement citer des exemples où la folie d’un auteur n’a pas eu d’incidence sur le génie de son œuvre, mais ces exemples ne prouveront jamais la situation d’ensemble qui est que les valeurs et le vécu d’un scientifique ou d’un artiste, son développement moral et spirituel, ont beaucoup à voir avec la valeur de son œuvre. Peut-être pas « tout à voir », mais beaucoup.
Cela dit, pour revenir à l’art comme tel, ce n’est pas tant une question de « valeur » qu’une question de sens. L’idéologie moderniste de l’œuvre autonome est dépassée. L’idée que le public a « besoin » de ces œuvres pour sa propre édification, de même que l’idée que ces œuvres doivent « parler pour elles-mêmes » dans un monde où on les consomme comme des objets, est une pure idéalisation. Quand une œuvre nous intéresse, on a toujours envie d’en savoir plus sur son contexte—et si ce que nous apprenons alors nous déçoit, nous nous détournons de l’œuvre.
Et si on croit, comme Beuys, que cette activité créatrice est l’affaire de tous les humains, que chacun, artiste professionnel ou non, a la capacité et la responsabilité de créer les conditions sociales, alors les artistes ne doivent plus partager seulement les artefacts de leur travail, mais tout ce qui entoure l’ « œuvre » : le savoir-faire, la pensée, l’intention et le récit. Il est vrai que les œuvres d’art et de fiction inspirent les humains : nous aimons lire, aller aux spectacles, regarder les films, les images. Mais il y a possibilité de plus que cela : les artistes inspirent leurs contemporains et leurs contemporains les inspirent. Les humains s’inspirent et s’influencent les uns les autres—autant à travers leurs actions qu’à travers qui ils sont.