Réfléchir et raconter la création

J’en étais à mes toutes premières recherches sur l’art, au début des années 1990, quand je suis allée passer quelques mois dans un studio à Welcome Hill, une grande propriété boisée dans le New Hampshire appartenant à Ann Stokes, féministe fortunée, passionnée de poésie et de littérature. Sur son domaine, elle avait fait construire quelques studios qu’elle mettait à la disposition de femmes artistes ou écrivaines pour des retraites. Cet été là, j’ai passé mon temps à lire et à écrire pour mon mémoire de maîtrise portant sur l’interdisciplinarité dans les arts. Il m’arrivait souvent de prendre le thé avec Ann dans l’après-midi. Nous discutions beaucoup, notamment de ma recherche, et c’est ainsi qu’elle m’a récité un jour ce poème de T.S. Eliot :

Between the idea
And the reality
Between the motion
And the act
Falls the Shadow
[…]

Between the conception
And the creation
Between the emotion
And the response
Falls the Shadow

Ce poème m’est souvent revenu en tête, toutes ces années où j’ai travaillé à comprendre et à décrire l’expérience créatrice. Je l’ai souvent cité dans mes écrits. C’est comme si Eliot disait que le processus de création est indicible, invisible, « dans l’Ombre » : comme s’il disait, en somme, que mon projet est impossible : mon propre engagement — devrais-je dire « entêtement »? — à raconter la création, à exprimer le poïétique, à allumer une lampe dans cette zone d’ombre, justement. Ce monde poïétique est irrémédiablement dans l’obscurité, m’avertit Eliot. C’est un fait qu’il faut accepter comme un horizon, une limite, une finitude…

Une vingtaine d’années plus loin dans ma quête, je pense que c’est une chance d’avoir rencontré ce poème dès les tout débuts. En me le récitant, Ann a planté un doute dans mon esprit sur mes chances de réussir, un doute qu’aujourd’hui je considère salvateur, car il m’a empêchée de croire que je pourrais un jour tout comprendre ou tout expliquer, et surtout, empêchée de simplifier. Le souvenir du poème m’empêche d’oublier qu’il y aura toujours un noyau de mystère et d’obscurité au centre du territoire que j’explore.
Pour certains, ce noyau indicible, c’est là où l’âme du poète rencontre la divinité, c’est un trou noir, une porte cosmique vers l’invisible, vers un « autre monde ». Pour d’autres, c’est plus simplement le travail de l’hémisphère droit du cerveau, l’hémisphère de l’intuition, de la pensée synthétique ou unifiée, hémisphère du non-verbal peut-être, souvent inaccessible aux facultés linguistiques, plus analytiques et linéaires. Je ne connais pas assez la neurophysiologie pour me prononcer là-dessus, mais je remarque que les choses qu’on appréhende dans leur ensemble, d’un seul coup, par la métaphore et l’intuition, sont effectivement plus difficiles à exprimer que celles qu’on déduit et qu’on raisonne. Et le processus créateur, comme toute forme d’expérience (au sens où J. Dewey parle d’expérience), est si difficile à exprimer qu’on va souvent le considérer comme indicible. Il faut des approches particulières pour le faire : on ne raconte pas une expérience vécue comme on explique une théorie scientifique ou une idée philosophique, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une expérience de création artistique. Il faut aller du côté de la phénoménologie, mais l’exercice d’une approche phénoménologique, même si la proposition semble simple, est loin d’être facile.

Pour en revenir à Eliot, je crois que c’est l’existence de ce noyau d’ombre au centre du processus artistique qui nous a fait croire que le processus créateur dans son entier était indicible. Mon travail à moi ne vise pas à élucider ce lieu obscur, mais à éclairer la route qui y mène, le territoire où il se trouve.

Mais pourquoi? Pourquoi tant insister pour dire l’expérience, en réfléchir les enjeux, devenir capables de l’exprimer? Peut-être pour que nous nous y guidions les uns les autres. Toute l’histoire de l’évolution humaine, autant que de notre évolution individuelle, raconte la montée à la conscience des éléments inconscients : processus et expériences vécues d’abord de façon naturelle ou intuitive, puis mis en mots pour être partagés et réfléchis. Je relisais Joseph Beuys, récemment, ses idées sur la « sculpture sociale » et sa notion d’une conception élargie de l’art où tous les humains seraient des artistes… Il croyait qu’une révolution réelle ne serait possible que le jour où chaque humain assumerait entièrement son potentiel créateur (voir Par la présente je n’appartiens plus à l’art). En somme, il voulait que nous puissions créer la société et l’environnement collectif comme on crée une œuvre d’art : c’est-à-dire avec un niveau d’intentionnalité et d’attention à la forme, à l’équilibre, au sens, comparable à ce qu’on investit dans la fabrication d’une œuvre d’art. Que la création de la dynamique sociale soit une poïétique à part entière, et non simplement le foisonnement cacophonique d’une société laissée au hasard des logiques marchandes. On peut le trouver utopiste lorsqu’il parle de cette révolution et qu’il insiste pour affirmer que chaque humain est un artiste. Mais je m’associe à lui sur ce sujet : artiste ou autre, chacun a intérêt à cultiver ses capacités créatrices, apprendre à se servir de sa capacité à faire du sens, développer son sens esthétique, ses habiletés symboliques, sa créativité et son inventivité, son intuition. Apprendre aussi à travailler avec le paradoxe, l’ambiguïté et l’incertain, et apprendre à réfléchir dans l’hémisphère de l’expérience esthétique.

Cette créativité et ces facultés nécessaires ne sont pas données, elles se développent, elles se cultivent. C’est d’ailleurs ce que disait Beuys (Qu’est-ce que l’art?, p. 23). Si pendant longtemps les artistes occidentaux ont été heureux de contribuer des œuvres d’imagination à la société, aujourd’hui beaucoup pensent pouvoir faire quelque chose de plus, c’est-à-dire partager un savoir-faire sur ces plans de l’imagination, du symbolique, de l’esthétique… Il s’agit d’un savoir-faire, donc, mais aussi (surtout) d’un savoir-voir, d’un savoir-entendre, d’un savoir-être. Or si nous voulons partager ce savoir et se l’enseigner les uns aux autres, il faut commencer par admettre qu’il n’est pas entièrement indicible, qu’il n’appartient pas pour toujours à l’Ombre…

Avec Jung, je comprends que le but de l’aventure humaine est la conscientisation du Soi, le déploiement de la conscience des dimensions cachées de soi. Or il y a une grande part d’inconscient dans le processus de création. Tellement que pour beaucoup, ce processus semble pratiquement magique, presque paranormal. Et comme nous avons tendance à associer conscientisation avec rationalisation et contrôle, c’est comme si on avait peur que de la nommer ou l’éclairer tuerait la magie. Mais l’idée n’est pas tant d’expliquer, que de raconter – exactement comme lorsqu’on raconte un événement inexplicable.
Je ne sais trop pourquoi raconter un processus créateur est si terriblement difficile. D’abord, c’est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé, et ensuite, c’est difficile de raconter quelque chose d’intime et de dire une vérité simple et sans artifice à propos de nous-mêmes. Il y a une résistance, une sorte de gêne, à l’idée de partager notre univers psychique… comme si nous protégions un secret sur nous-mêmes. Comme s’il y avait un danger lié au fait que les autres pourraient savoir quelque chose de ce que nous avons vraiment vécu. Mais pourquoi donc?

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